À la bataille d’Anoual, le Maroc inflige une cuisante défaite à l’Espagne

Huit ans après l’avènement du protectorat, l’Espagne, un empire affaibli, décide de mener une offensive armée pour soumettre le Rif. Son armée se heurte à la résistance organisée de main de maître par Abdelkrim El Khattabi. La bataille d’Anoual, restera le plus grand désastre militaire de l’histoire espagnole.

La bataille d’Anoual marque le début de la Guerre du Rif (1921-1927). © Montage JA / DR

Publié le 30 juillet 2023 Lecture : 8 minutes.

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[Série] Ces batailles où l’Afrique a triomphé des colons

Face aux forces coloniales, du Maroc à l’Afrique du Sud, en passant par Haïti, l’Algérie ou le Ghana, les Africains du continent et de la diaspora ont souvent su profiter du sentiment de supériorité des Européens.

Sommaire

Les grandes victoires militaires africaines (7/8) – Dans la mémoire collective espagnole, cette bataille, qui marque le début de la Guerre du Rif (1921-1927), s’appelle le « désastre d’Anoual ». Et pour cause ! Cette cuisante défaite face aux tribus rifaines – déjà très difficile à digérer – se trouve pour partie à la racine du renforcement de l’idéologie fasciste en Espagne, de la guerre civile (1936-1939) et de la dictature franquiste. Mais encore faut-il comprendre comment et pourquoi l’armée espagnole a subi une telle humiliation…

Un empire à l’agonie ?

À partir de 1912, la France et l’Espagne exercent leur tutelle sur le royaume chérifien, à travers le protectorat. Alors que les Français ont obtenu la partie centrale du Maroc, les Espagnols sont chargés d’administrer le Nord et le littoral méditerranéen, ainsi que le grand Sud. Or, les deux puissances européennes ne se situent pas du tout dans les mêmes dynamiques, et ont du mal à se concerter. En effet, au début du XXe siècle, la France est un empire solide qui achève ses conquêtes coloniales.

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Au Maroc, les autorités françaises mènent un processus de colonisation « soft », qui consiste d’abord à s’appuyer sur le makhzen et les élites locales. De son côté, l’Espagne est engagée malgré elle dans un processus de décolonisation : elle vient de perdre Cuba à la suite de la guerre hispano-américaine de 1898, et a dû renoncer à Porto Rico, à Guam ainsi qu’aux Philippines. Le pays traverse une crise morale, l’opinion publique ne montre guère d’enthousiasme vis-à-vis de son armée, et la récession économique pèse.

L’Espagne, qui aspire à une administration plus directe que la France, a du mal à s’installer fermement dans le nord du Maroc, particulièrement dans le Rif. Une région montagneuse, difficile d’accès, qui a toujours été perçue, aussi bien par les sultans successifs que par les colonisateurs, comme un endroit éloigné du pouvoir central, autonome, farouche, voire anarchique.

Arrogance et suffisance

En 1920, le roi d’Espagne Alphonse XIII souhaite étendre définitivement l’influence espagnole dans le Rif. Il confie cette mission à deux haut-gradés. Damaso Berenguer, qui vient tout juste de soumettre Chefchaouen, est nommé haut-commissaire du protectorat espagnol. Le général Manuel Fernández Silvestre, aide de camp favori du roi et héros de la guerre hispano-marocaine, est propulsé commandant général de Ceuta et Melilla. Ce dernier, qui parle parfaitement la langue arabe, avait d’abord été affecté à Casablanca, en 1908, pour former et entraîner l’armée marocaine.

Les deux hommes – les plus jeunes généraux de l’armée espagnole – disaient s’aimer comme des frères, jusqu’à ce que Berenguer devienne jaloux de Fernández Silvestre. Ce dernier, d’une confiance confinant à l’arrogance, suffisant, parfois désinvolte, assimile la conquête armée du Rif à  une simple  formalité. Sur l’esprit insurrectionnel des Rifains, il déclare ainsi à ses supérieurs : « Il est certain que l’indigène, dont la vie misérable ne se maintient péniblement que par la faim et l’abstinence dans un état voisin de l’agonie, n’entend les appels au combat qu’avec indifférence ou même indignation contre les tyrans féodaux et les impitoyables usuriers que sont pour lui les chefs dans son régime traditionnel. »

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Manuel Fernández Silvestre parie sur la désorganisation politique et militaire des Rifains : une grossière erreur. À la même époque, un certain Abdelkrim El Khattabi a repris la lutte de son père, probablement empoisonné par les Espagnols. Il s’active pour organiser la résistance rifaine contre les colonisateurs en fédérant les différentes tribus entre elles. L’armée espagnole ne semble pas s’en émouvoir, d’autant plus qu’elle est clairement en position de force. En décembre 1920, elle établit déjà une base de 6 000 hommes à Anoual, une ville montagneuse reliant l’enclave de Melilla à Ajdir,  fief de la tribu d’Abdelkrim, les Beni Ouriaghel.

Le serment d’el-Qama

Le chef berbère Mohamed Ben Abdelkrim El-Khattabi (1882-1963), à la tête de la résistance du Rif face aux envahisseurs français et espagnols. © DR

Le chef berbère Mohamed Ben Abdelkrim El-Khattabi (1882-1963), à la tête de la résistance du Rif face aux envahisseurs français et espagnols. © DR

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Sur cet itinéraire sinueux, Silvestre a positionné de nombreux postes avancés. Le leader rifain se trouve clairement dans le viseur de l’Espagne, puisqu’en avril 1921 Berenguer et Silvestre font bombarder Ajdir et promettent d’y « boire le thé très prochainement ». Dans la foulée, le 10 mai, sur les hauteurs du Jebel el-Qama, Abdelkrim convoque et réunit cinquante délégués de tribus voisines.  Entre eux, ces Rifains passent le « serment d’el-Qama » et décident l’abrogation du mode tribal de règlement des conflits, tout en proclamant Abdelkrim « chef de l’Armée des combattants du Rif ». En parallèle, secrètement, cet ancien journaliste et fonctionnaire auprès des autorités coloniales tente encore de négocier secrètement avec l’état-major espagnol,  sans succès.

Le 1er juin, alors qu’un contingent de l’armée coloniale investit Dar Ouberrane – une position située juste en face d’el-Qama –, celui-ci est attaqué par des guerriers de la tribu des Beni Ouriaghel. Parmi les 250 soldats espagnols, plus de la moitié sont tués. Les Rifains parviennent également à voler une centaine de fusils, une demi-douzaine de canons et soixante-cinq mitrailleuses. Cette attaque a un effet délétère sur le moral des troupes espagnoles, mais galvanise les Rifains. Cela pousse d’autres tribus à rallier pour de bon la résistance armée et à s’unir autour de la figure d’Abdelkrim. Le mois de juin coïncide aussi, cette année-là, avec le mois sacré du Ramadan, ce qui ajoute à la ferveur des rebelles du Rif.

« Du nord au sud, le système de postes mis en place par Silvestre commence sur la côte à Sidi Driss […]. Ce chapelet de positions, qui serpente jusqu’au sanctuaire de Melilla, est interdépendant pour ses relèves mais surtout pour son ravitaillement », détaille l’ouvrage La Guerre du Rif : Maroc 1921-1926, de Nicolas Marmié et Vincent Courcelle-Labrousse (éd. Tallandier). La stratégie d’Abdelkrim, qui connaît le Rif comme sa poche,  est donc toute trouvée : déconnecter les postes espagnols de leur source de ravitaillement.

Tout au long du troisième trimestre de 1921, les guerriers rifains multiplient les attaques contre les positions espagnoles. Pendant ce temps-là, Berenguer, qui est occupé à l’ouest à combattre le célèbre El Raisuni, ne répond pas aux requêtes de Manuel Fernández Silvestre, qui réclame davantage de renforts pour mener une opération coup de poing contre l’armée rifaine.

Pris au piège

Manuel Fernández Silvestre y Pantiga (1871-1921), général espagnol commandant de Ceuta (1919-1920) et Melilla (1920-1921). © World History Archive/ABACAPRESS.COM

Manuel Fernández Silvestre y Pantiga (1871-1921), général espagnol commandant de Ceuta (1919-1920) et Melilla (1920-1921). © World History Archive/ABACAPRESS.COM

Le 17 juillet, 200 soldats espagnols sont tués dans une embuscade, en tentant d’approvisionner leurs camarades postés à Igueriben. Manuel Fernández Silvestre ira jusqu’à mobiliser 3 000 hommes pour secourir ces derniers, brûlés par la chaleur et contraints de boire leur urine. Des images qui marquent les soldats espagnols au fer rouge. Ici-même, Abdelkrim vient d’inventer le concept de guérilla, qui mine le mental jusqu’à le réduire à néant. Sans compter qu’il dispose désormais d’une grande partie de l’arsenal espagnol.

En plein cœur du mois de juillet, la grande base d’Anoual, isolée dans l’arrière-pays, est désormais la seule à pouvoir ravitailler les avant-postes dans la baie d’Al-Hoceima. Le leader rifain, qui ne cède en rien à l’euphorie, sait que le tournant se jouera là-bas. Ses combattants finissent donc par s’en rapprocher, creuser des tranchées, jusqu’à l’encercler. Dans la nuit – fatidique – du 20 au 21 juillet, Abdelkrim peaufine les derniers détails de l’assaut : « il passe d’une tranchée à l’autre pour exposer l’enjeu de la bataille à chacun de ses hommes. Il leur explique la valeur de chaque cartouche, chacun des éléments de l’attaque projetée », écrit l’historienne Zakya Daoud dans Abdelkrim : une épopée d’or et de sang.

En face, reclus dans le camp d’Anoual, le général Manuel Fernández Silvestre se laisse aller au désespoir. Des coups de feu tirés de façon irrégulière au sein même du camp rythment la nuit étoilée : les soldats qui tentent de déserter sont tués par les officiers. Difficile de faire plus sinistre. À l’aube, le général fait transmettre un message à ses supérieurs : « Le territoire d’Anoual où je me trouve est totalement entouré d’ennemis. Devant cette situation gravissime et angoissante, il est urgentissime que des divisions me soient envoyées. Je ferai tous les efforts possible pour réussir à sortir de cette situation. » Sauf qu’aucun renfort n’est envoyé à temps.

La débâcle

Toute la journée du 21 juillet, le camp d’Anoual subit le feu des Rifains. Au petit matin du 22 juillet, Manuel Fernández Silvestre donne l’ordre à ses 15 000 hommes de quitter la base et de se replier à Melilla. Parmi eux, un tiers sont des Regulares – des Rifains enrôlés dans l’armée coloniale –, qui décident de rejoindre Abdelkrim. Sur le chemin du retour à Melilla, l’immense majorité des soldats espagnols, paniqués et démunis, sont tués, massacrés ou faits prisonniers par les guérilleros rifains.

Le 29 juillet, le général Navarro – très proche de Manuel Fernández Silvestre – se replie sur le mont Arroui avec 1 200 soldats, épuisés  avant d’être encerclés par 5 000 Rifains. Pour les sauver, le lieutenant-colonel Fernando Primo de Rivera lance une contre-offensive suicidaire, ce qui permettra au général Navarro de gagner du temps et de négocier avec les Rifains. En échange de leurs armes, celui-ci avait obtenu que ses hommes restent sains et saufs, mais il n’en sera rien. Navarro et 400 soldats seront faits prisonniers, tous les autres seront massacrés.

Début août, les soldats espagnols évacuent Nador. Autrement dit, c’est une véritable débâcle. Au cours du troisième trimestre de 1921, entre 13 000 et 19 000 soldats espagnols ont perdu la vie. En position de force, Abdelkrim aurait pu en profiter pour attaquer Melilla et mettre en grande difficulté le protectorat espagnol. Il ne l’a pas fait, craignant de se mettre toute l’Europe à dos.

La légende de Manuel Fernández Silvestre

Manuel Fernández Silvestre, quant à lui, aura fait couler beaucoup d’encre et contribué à bon nombre de légendes : son corps n’a jamais été retrouvé. Le recoupement de plusieurs témoignages permet de tracer les contours de ce qui a pu lui arriver : après avoir donné l’ordre à ses soldats de se replier, il aurait confié son uniforme, une bourse de 1 000 pesetas et une lettre à son chauffeur personnel afin qu’il porte le tout à sa mère, Doña Eleuteria, résidente à Melilla. Plus tard, son chauffeur affirmera que son supérieur se serait rasé la moustache et habillé en civil, ce qui laisse imaginer une fuite.

D’autres – des Rifains – diront que Manuel Fernández Silvestre se serait converti à l’islam avant de rallier la résistance. Mais la version la plus probable, à laquelle souscrivait d’ailleurs Abdelkrim, c’est que ce militaire fier et dévoué à son pays ait opté pour le suicide. En Espagne, en tout cas, il est passé du statut de héros à celui de traître, au point d’être gommé de l’historiographie nationale. Alors qu’Abdelkrim est, lui, devenu le symbole de la lutte anticoloniale, et aurait inspiré Che Guevara, Mao Tsé-Toung ou Hô Chi Minh.

Après la victoire d’Anoual, Abdelkrim a fondé la République du Rif, et continué à repousser les Espagnols. En 1925, les Français et les Britanniques apportèrent leur aide à l’Espagne, et parvinrent, dans un déluge de violence, à soumettre la région.

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