Ben Ali et la récupération des biens mal acquis : les raisons d’un « fiasco »

En Tunisie, le long processus de justice transitionnelle, malgré les promesses des gouvernements successifs, n’a pas porté ses fruits. Explications d’Ahmed Souab, ancien membre de la commission de confiscation.

Ahmed Souab a été, au lendemain de la révolution tunisienne de 2011, en première ligne du processus transitionnel en tant que membre de la commission de confiscation. © Nicolas Fauqué

Publié le 12 septembre 2023 Lecture : 9 minutes.

Ancien juge et vice-président du tribunal administratif, Ahmed Souab a été, au lendemain de la révolution tunisienne de 2011, en première ligne du processus transitionnel en tant que membre de la commission de confiscation. Il a ensuite quitté ses fonctions, endossant la robe d’avocat pour pouvoir s’opposer librement au projet de réconciliation introduit par Béji Caïd Essebsi en 2015.

Huit ans ont passé. À Carthage, le pouvoir a changé de main. Ce 29 août, le président Saïed a rappelé au contentieux de l’État que le délai de recours des procédures engagées à l’étranger expirait le 31 août. Manière de reconnaître implicitement l’échec du processus de récupération des avoirs et biens détenus par les caciques du régime Ben Ali.

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Pourquoi de telles difficultés, douze ans après la chute du régime et alors que la récupération des richesses du clan de l’ancien président, au-delà de son aspect symbolique, donnerait un coup de pouce aux finances publiques tunisiennes, qui en ont bien besoin ? Ahmed Souab revient sur les raisons de la panne de la justice transitionnelle et sur les problèmes insolubles qu’elle a soulevés.

Jeune Afrique : En 2011, la révolution voulait solder définitivement les comptes de la période Ben Ali. À ce jour, il n’en a rien été. Pourquoi ?

Ahmed Souab : Les demandes majeures de la révolution portaient sur les libertés, la démocratie et la fin de la corruption. Un arsenal juridique et des commissions ont été mis en place, dont la commission nationale d’investigation sur la corruption et les biens mal acquis, présidée par l’éminent juriste Abdelfattah Amor, la commission de confiscations des biens de tous ceux qui étaient en lien avec le clan Ben Ali – dont j’étais membre –, la commission de gestion des biens confisqués et la commission de rapatriement des biens mal acquis à l’étranger.

À ce dispositif s’ajoutait la commission nationale de supervision et d’homogénéisation de la lutte contre la corruption, dont l’une des attributions était de récupérer les biens à l’étranger et qui avait son siège à la primature. Elle n’a jamais été vraiment opérationnelle. On peut la considérer comme une base de la justice transitionnelle dont on aurait pu se contenter

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C’est-à-dire ?

À force d’ajouter un étage à chaque étape, sans démanteler le précédent, on a fini par aboutir à une construction ubuesque. Cet étage en « rez-de-révolution », élaboré en 2011, était, tant à titre symbolique que par sa fonctionnalité, extrêmement fluide, avec des échanges entre commissions. Localement, les biens mal acquis avaient été récupérés et sont devenus de facto biens de l’État. Mais ceux qui se trouvaient à l’étranger tombaient sous le coup de procédures complexes.

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Le rapport de la commission Abdelfattah Amor mentionne, en annexe, les dossiers de corruption et des biens mal acquis transmis au procureur de la République. Soit 305 affaires au total, qui concernent également des affaires connexes, notamment la diffamation contre les membres de la commission. Les affaires portant sur des malversations en matière de biens publics sont au nombre de 50 seulement, mais ce sont des dossiers très lourds. Nous aurions pu laisser la justice pénale procéder par auto saisine ou par le biais de la commission Abdelfattah Amor, avec les confiscations déjà effectuées. Cela aurait pu être suffisant à traiter l’ensemble du volet reddition des comptes financiers et économiques.

Qu’est-ce qui a empêché la poursuite de ce processus ?

La construction d’un nouvel étage, baptisé Instance Vérité et Dignité (IVD), a compliqué les choses. Cette instance n’aurait pas dû s’occuper des malversations en matière de biens publics, qui ne relèvent pas de ses objectifs, et se centrer sur les principes de la justice transitionnelle : référencer les injustices, les actes de torture, effectuer un travail de mémoire, assainir et réformer les institutions, obtenir que les responsables présentent des excuses et s’engagent à ne plus reproduire ces actes. À ces fondamentaux de la justice transitionnelle, s’est ajouté un intrus : la corruption.

C’est ainsi que s’explique selon vous l’échec de l’IVD ?

Quand l’IVD a commencé son travail, en 2014, les portefeuilles en bourse, les voitures, les immeubles, les sociétés, les comptes bancaires étaient déjà confisqués. Le fiasco a une double raison­­ : la première, c’est que d’autres commissions s’étaient déjà occupées des dossiers. La seconde relève des nombreux problèmes d’illégitimité entourant le processus. Par exemple, la commission de réconciliation était présidée par Khaled Krichi, ce qui constituait un conflit d’intérêts.

Le gouvernement a refusé de revoir sa copie, d’où l’échec total de l’IVD sur les dossiers de corruption. Comment peut-on entamer une transaction de conciliation sur des biens déjà confisqués et qui, de fait, appartiennent déjà à l’État ? Cet étage est dès lors condamné à s’écrouler, sinon à provoquer des fissures au rez-de-chaussée. L’excès de politisation est dans ce cas évident.

Quels sont les étages suivants ?

Chaque étage de la construction est en désaccord avec les autres. Le deuxième est celui de la loi sur la réconciliation que le président Béji Caïd Essebsi a passée le 14 juillet 2015. Elle concerne initialement trois segments de la réconciliation : l’amnistie des fonctionnaires, les infractions sur le change et les pénalités infligées aux hommes d’affaires. Il n’en est resté que l’amnistie pour les fonctionnaires.

Sur cet édifice construit hors des règles de l’art s’ajoute la conciliation pénale, qui concerne aussi bien les biens mal acquis en Tunisie qu’à l’étranger. Elle a été engagée unilatéralement par le président Saïed sur les bases d’un décret-loi qui a valeur d’ordonnance. Il en a choisi les membres, mais sa présidence est vacante depuis un délai plus long que les dix jours tolérés par le décret. Ce troisième étage a été élevé autour d’une chimère et est voué, selon les experts et au vu de sa construction, à un fiasco.

Pourquoi ?

Plus l’édifice est haut, plus l’échec est important. Le constat de départ de la conciliation pénale est erroné : le nombre de plus de 400 hommes d’affaires concernés est infondé, tout comme l’évaluation à 13,5 milliards de la valeur des biens mal acquis. Personne n’a avancé de chiffres et surtout pas la commission Abdelfattah Amor. Sans oublier qu’en 2023 tous les constats faits en 2011-2012 étaient devenus obsolètes.

Parmi ceux qui sont visés, certains ont fait faillite, d’autres sont morts, certains ont fui, purgé des peines ou eu des destinées diverses. Mais que ce soit par le biais de la commission ou par celui de la justice, ces biens ne sont plus leur propriété. Si bien qu’ils ne sont plus en possession des avoirs ou des biens que l’État leur réclame. Ainsi, plus on augmente en hauteur, plus l’édifice est en péril.

Concrètement, comment s’illustre l’impasse ?

Prenons le cas du neveu de Leïla Ben Ali, Imed Trabelsi. Il possédait une villa dans une banlieue huppée qui valait, disons, 1 million d’euros. Elle a déjà été confisquée et appartient aux domaines privés de l’État et peut aussi faire l’objet d’une instruction auprès de la justice pénale, ou être concernée par l’arrêté de conciliation de l’IVD. Ou encore relever des compétences de la commission de la conciliation pénale du 20 mars 2022.

Le même bien est sur la liste de trois procédures différentes, puisque la personne concernée a entamé à chaque fois des négociations avec les institutions mises en place. C’est kafkaïen, avec une complexité qui ne débouche sur rien alors qu’on aurait pu tant bien que mal se contenter des fondamentaux, le rez-de-chaussée que j’ai décrit.

Qui est concerné ?

Tous ceux qui figurent sur la liste établie par la commission de confiscation en 2011, soit 114 personnes auxquelles on a adjoint d’autres noms. Les commissions mises en place en 2011 étaient complémentaires et auraient pu travailler ensemble pour concentrer les affaires, au lieu de la dilution que nous constatons et qui fait qu’aujourd’hui les sociétés confisquées, comme Dar Essabah, Shems FM et Cactus production, qui étaient en bonne santé financière, ont perdu toute valeur.

Par sa position timorée, l’État n’a pas pris de décisions et a confié la gestion des sociétés à un commissaire aux comptes ou à un expert comptable dont le métier n’est pas la gestion d’entreprises. D’où un pourrissement inqualifiable, avec des pertes importantes en termes symbolique, de chiffre réalisé et économique.

Aujourd’hui, quelle serait la solution ?

Il faudrait annuler le décret créant l’actuelle commission de conciliation pénale, neutraliser par décret les travaux de l’IVD concernant les malversations financières, renforcer les moyens de la commission de confiscation car elle est encore opérationnelle et peut donc intervenir sur de nouveaux dossiers. Les dossiers pourraient être traités par une juridiction spéciale ou une commission ad hoc, dont le mandat serait limité dans le temps, qui jugeraient en appel de manière définitive, mettraient fin aux contentieux et boucleraient les dossiers dans un délai d’une année.

Cela concernerait aussi les dossiers transmis à la justice par la commission Abdelfattah Amor, mais il y a d’autres dossiers liés au clan Ben Ali qui seraient également confiés à cette juridiction spéciale pour la justice transitionnelle économique et la corruption, qui s’engagerait sur un jugement équitable. Ce tribunal spécial provisoire compterait 10 magistrats pour l’appel et 10 en cassation, sans nécessité de prévoir une instruction car les dossiers sont prêts. La première instance aurait un an pour clôturer son action, l’appel deux ans.

Et les biens à l’étranger ?

Entre 2011 et 2015, la commission spéciale instituée sous tutelle du gouverneur de la Banque centrale n’a eu que peu de résultats. Le dossier a ensuite échu au chef du contentieux de l’État, via une direction générale dépendant hiérarchiquement du ministère des Finances. Cette administration non autonome n’a obtenu aucun résultat, faute de diligence et de ressources humaines suffisantes dans les juridictions, et une absence de suivi. Il a fallu que le président de la République leur rappelle l’expiration de certaines procédures au 1er septembre.

Ce dossier, sur lequel l’investissement a été important, a ramené à l’État un yacht, quelques millions d’euros récupérés en Suisse et à peu près 30 millions de dollars qui étaient en dépôt au Liban, tout cela étant encore suspendu à une décision en cassation. Les biens à l’étranger sont les plus difficiles à gérer et nécessitent beaucoup de coordination et de respect de procédures internationales très techniques et très pointues. Il aurait fallu, pour faire bonne mesure, une commission sur dix ans avec des membres inamovibles.

L’Union européenne (UE) avait gelé des biens supposés mal acquis, puis la mesure a été levée puisque arrivée à échéance. Est-ce que la Tunisie peut réclamer qu’ils soient de nouveau gelés ?

J’ignore le délai légal en Europe, mais du côté tunisien, tous les délais raisonnables ont été dépassés. Un principe général de droit établit que si le texte ne fixe pas un délai, le délai raisonnable prévu en droit tunisien et en droit international prévaut. Mon intime conviction est que cette opération de récupération de biens à l’étranger est un mirage. Le chiffre ne doit pas être aussi important qu’on l’imagine. La famille au pouvoir avant 2011 était en confiance en Tunisie, où ses affaires étaient très juteuses. Dès lors, pourquoi expatrier l’argent, surtout qu’il est difficile de dissimuler des acquisitions de biens ou des prises de participations, notamment en Europe ?

Tout cela ne serait donc que chimère ?

Nous pourrions même faire de « chimère » un verbe, que nous pourrions conjuguer dans de nombreuses circonstances. La gouvernance en Tunisie adopte souvent une technique de diversion qu’on appelle en tunisien le « jet de melon ». Tous les trois ou quatre jours, on lance sur la place publique une affaire utile à occuper le peuple, tel un melon symbolique lancé à une meute avide de revanche et vengeance.

Le melon se dégonflera comme une baudruche et s’il en réchappe un morceau, il sera pour le moins sans consistance ni saveur. On perd de vue l’essentiel, faute d’avoir solder les comptes avec le passé, en étant dans le flou sur les macro-problèmes actuels et sans aucune prospective.

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