Entre Israël et la Libye, une rencontre « fortuite » qui a mis le feu aux poudres

À Tripoli, l’annonce par Israël d’une brève rencontre entre le chef de la diplomatie et son homologue libyenne a provoqué des manifestations violentes et l’éviction de la ministre. Décryptage d’une réaction épidermique.

De violentes manifestations ont éclaté à Tripoli après la révélation du « scandale ». © Yousef Murad/AP/SIPA

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 8 septembre 2023 Lecture : 4 minutes.

Qu’a donc cherché le ministre israélien des Affaires étrangères, Eli Cohen, en se félicitant, le 27 août, dans un communiqué, de sa rencontre « historique » avec son homologue libyenne, à Rome, auprès de laquelle il dit avoir souligné « le grand potentiel que représentaient les relations entre les deux pays » ?

À Tripoli, qui fut sous le colonel Kadhafi la capitale arabe la plus hostile à Israël, l’annonce a fait l’effet d’une bombe. Des manifestants brandissant des drapeaux palestiniens et brûlant des pneus ont attaqué les bureaux de la ministre libyenne, Najla el-Mangoush, dont on a dit, pendant plusieurs jours, qu’elle avait même dû fuir en Turquie dans la foulée du communiqué israélien, avant de réapparaître à Tripoli.

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Dans la soirée suivant la publication du communiqué israélien, le Premier ministre, Abdel Hamid Dbeibah, annonçait la suspension de la « suspecte » et une enquête sur ses agissements. Le ministère des Affaires étrangères se désolidarisait également de sa cheffe suspendue, déclarant qu’il s’agissait d’une « rencontre fortuite et non officielle, au cours d’une réunion avec son homologue italien, qui n’a comporté aucune discussion, accord ni consultation », ajoutant que la diplomate avait « refusé de s’entretenir avec une quelconque partie représentant l’entité israélienne ». Ce que réfutent de hauts responsables israéliens qui, en sus des déclarations d’Eli Cohen, ont affirmé que la rencontre était prévue et préparée de longue date.

La ministre libyenne des Affaires étrangères, Najla el-Mangoush, a été limogée sur-le-champ. © Hussein Eddeb/Shutterstock/SIPA

La ministre libyenne des Affaires étrangères, Najla el-Mangoush, a été limogée sur-le-champ. © Hussein Eddeb/Shutterstock/SIPA

Président du think tank de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) et familier du dossier libyen, Emmanuel Dupuy explique que la rencontre, favorisée par les États-Unis, parrains des accords d’Abraham, par la Turquie, proche du gouvernement de Tripoli et vieil allié d’Israël, et par l’influent Mohammed Ben Zayed, émir d’Abou Dhabi et nouvel ami d’Israël, a été planifiée par l’Italie du gouvernement Meloni.

Manœuvre italienne ?

« L’Italie veut prendre la main sur le dossier libyen, décisif pour ses problématiques migratoires, et multiplie les initiatives en se passant de la France, avec qui elle est brouillée depuis novembre 2022. Les difficultés de Paris, de Tunis à Rabat, et l’arrivée du nouveau représentant, italien, de l’Union européenne à Tripoli placent Rome en position de force », analyse-t-il.

En Israël, le Premier ministre, Benyamin Netanyahou, a mollement réagi à la déclaration de son ministre, que l’opposition et des figures du renseignement n’ont pas manqué de fustiger. Le chef du Parti de l’unité nationale, Benny Gantz, a dénoncé « une opération de relations publiques et de gros titres totalement irresponsable », tandis que la députée Merav Michaeli, à la tête du Parti travailliste, appelait à la démission de l’imprudent.

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Outre-Atlantique, des responsables de l’administration américaine ont déploré une indiscrétion qui gèle les possibilités d’un accord israélo-libyen et met en péril d’autres négociations officieuses en cours avec des États arabes (notamment avec l’Arabie saoudite).

« Israël multiplie les démarches en Libye car il rêve d’en faire, entre Maghreb et Machrek, le pays de jonction de ses alliés anciens – l’Égypte et la Jordanie – et nouveaux du pacte d’Abraham – Émirats arabes unis, Bahreïn, Soudan et Maroc. Un rapprochement avec l’Algérie panarabe et la Tunisie populiste étant inenvisageable, la Libye reste la seule cible et une proie facile à l’heure de la guerre civile où les différents centres de pouvoir sont achetables en dollars », poursuit Emmanuel Dupuy.

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Les contacts réguliers entre Tel-Aviv et des États arabes avec lesquels les Israéliens n’ont officiellement pas de relations sont un secret de Polichinelle souvent révélé par la presse, parfois trahi concrètement, comme par l’ouverture des espaces aériens saoudien et omanais aux compagnies israéliennes, respectivement en 2022 et en 2023.

Les contacts officieux entre responsables libyens et israéliens ne sont pas plus ignorés et concernent, entre autres, le Premier ministre Dbeibah lui-même, qui, révèlent des médias saoudiens et libyens en janvier 2022, aurait rencontré le directeur du Mossad, David Barnea, en Jordanie, pour discuter normalisation et coopération sécuritaire, information évidemment démentie par le bureau de l’intéressé.

Surprenante sévérité

En novembre 2021, le quotidien israélien Haaretz avait affirmé que Saddam Haftar, héritier putatif du maître de l’Est libyen, le maréchal Khalifa Haftar, avait rencontré à l’aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv de hauts responsables israéliens pour aborder les mêmes thèmes. Le démenti est le réflexe des gouvernements arabes dénoncés dans leurs possibles démarches clandestines, mais la sévérité de Dbeibah à l’égard de sa ministre peut surprendre.

« En désavouant aussi durement sa ministre, Dbeibah veut surtout affirmer que c’est lui qui a le pouvoir alors que les élections ne cessent d’être reportées et après la contestation de son rôle jusqu’en mai dernier par le premier ministre bis, Fathi Bashaga. Sans oublier le contexte de l’Assemblée générale des Nations unies, qui s’est ouverte le 5 septembre, et le renouvellement de la mission d’appui de l’ONU en Libye qui doit être débattu fin octobre. Pour Dbeibah, Mangoush est un maillon faible, un fusible facile à faire sauter pour rappeler qui tient les rênes », conclut Emmanuel Dupuy.

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