Faouzi Bensaïdi : « Dans “Déserts”, il est question de filmer de petites gens face au vide »

À la croisée de la satire sociale et du western, « Déserts », le nouveau film du réalisateur marocain présenté au dernier festival de Cannes, résonne tragiquement avec l’actualité du pays, récemment frappé par un tremblement de terre qui a fait plus de 2 500 morts

Une scène du film Déserts, de Faouzi Bensaïdi. © Dulac Distribution

eva sauphie

Publié le 21 septembre 2023 Lecture : 8 minutes.

Concomitance tragique. Le cinquième long-métrage du réalisateur marocain Faouzi Bensaïdi sort au moment où le Maroc compte encore ses morts à la suite du séisme qui a frappé la province d’al-Haouz dans la nuit du 8 au 9 septembre, ayant provoqué d’importants dégâts dans le sud-ouest du pays. Si Déserts (en salle depuis le 20 septembre) résonne avec l’actualité, c’est qu’il a été tourné dans ces mêmes zones rurales et arides du Grand Sud, dont les populations précaires sont abandonnées par l’État central. Mais il ne faut pas se méprendre, cette fiction n’a rien d’un film catastrophe à caractère prémonitoire : elle tient du cinéma de genre, empruntant aux codes du road movie et du western.

On y suit les pérégrinations de deux pieds nickelés, Hamid et Medhi, tous deux employés dans une société de recouvrement. Ce duo au potentiel tragi-comique sillonne le désert en costume pour tenter de récupérer le moindre dirham ou tout moyen de paiement (un tapis, une chèvre…) auprès des bergers et autres habitants des villages. Mais bientôt, la satire vire au tragique et à l’abstraction, brouillant ainsi les pistes du genre et, parfois, du scénario.

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Reste une proposition de cinéma, loin de la carte postale, qui en dit beaucoup de la fracture sociale au Maroc. Faouzi Bensaïdi, metteur en scène de théâtre et auteur de plusieurs courts et longs métrages, livre ici son cinquième film de fiction, présenté au festival de Cannes en mai, qu’il espère voir aussi circuler dans les territoires arabes avant la fin de l’année.

Le titre de votre film porte la marque du pluriel. Il s’agit du désert de ceux qui y vivent, de ceux qui le traversent, de ceux qui le quittent. Peut-on y voir une lecture des déserts économiques, sociaux et affectifs ?

Faouzi Bensaïdi : Oui, si l’on s’attache au fond, il y a de cela. Dans sa forme, Déserts est également pluriel. C’est un film burlesque, un western quasi-mythologique, un conte et une satire. Il ne répond non pas à une mais à plusieurs histoires, propose deux centres, plusieurs personnages et plusieurs réalités. Le film raconte les déserts des êtres, de leurs vies spirituelle et intérieure, mais aussi de leur existence quotidienne.

Le désert est aussi un formidable décor de cinéma, qui a inspiré plus d’un cinéaste (Antonioni, Gus Van Sant…). De quelle manière participe-t-il à l’esthétique et au propos de votre film ?

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J’ai toujours été fasciné par son côté minimaliste. C’est un espace vide, dénué de farfelu : y faire marcher un homme représente déjà un geste fort. Il est question de filmer de petites gens face au vide. J’ai commencé le cinéma avec un film où la nature était très présente, puis je suis allé vers un cinéma plus urbain. Et là, je reviens avec cette envie de filmer les grands espaces. Des grands espaces qui racontent quelque chose des personnages.

Votre film s’éloigne de la carte postale et de l’esthétique orientaliste, dévoilant un Maroc rural, que l’on a moins l’habitude de voir à l’écran. Est-ce une volonté de montrer d’autres images et d’autres imaginaires ?

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Quand j’ai filmé l’urbain avec mon deuxième film, What a wonderful world [2006], un film policier sentimental qui se passe à Casa, j’avais cette volonté de montrer que nous avions chez nous des bâtiments modernes, des usines, qui pouvaient servir de décor pour un film de genre. Et cette envie de proposer un film qui déconstruit les mythes, avec un personnage de femme flic. J’avais déjà cette conscience de vouloir dire au monde que nous, les Marocains, ne sommes pas condamnés au folklore, et que nous avons aussi des histoires à raconter. La dimension cosmique de la nature m’intéresse aussi à condition qu’elle serve l’histoire. Je prends beaucoup de plaisir à connecter mes personnages à cette dimension.

Faouzi Bensaïdi. © Gilles Pensart

Faouzi Bensaïdi. © Gilles Pensart

À Cannes, le cinéma marocain, et plus largement maghrébin, a été très nettement représenté. Les Meutes de Kamal Lazraq, La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir, Les Filles d’Ofla de Kaouther Ben Hania… Autant de films qui osent le cinéma de genre, s’amusent avec les codes de la fiction et du documentaire. Assistons-nous à un renouveau du cinéma du Maghreb ?

Je sens qu’ibgq bgr bgs bgt bgu bgv bgw bgx bgy bgz bha" dir="ltr">l y a une vraie envie d’arrêter une espèce de commerce entre le Sud et le Nord dans le cinéma.Nous en avons fini avec les histoires sur nos femmes battues, nos hommes violents, ou sur l’extrémisme religieux. Les cinéastes n’ont plus envie d’être réduits à cela. La scène internationale attendait des films calibrés pour un marché. “”

Cette grille de lecture a longtemps rassuré les consciences. Ces malheurs existent et ont fait vendre, mais il y a aussi une manière de les voir qui peut être différente. Nous sommes capables de les raconter à travers le polar, mais aussi d’en rire. Nous opérons une réflexion sur la forme. Je voudrais que les gens nous regardent comme des metteurs en scène. Certaines régions du monde sont réduites au discours, mais arrêtons de réduire notre cinéma à des films à sujets. Un film n’est jamais sur quelque chose, il est dessous, à côté…

Justement, dans Déserts, c’est au moyen de la satire, puis de la fable métaphysique aux allures de western, que vous racontez les disparités sociales, la précarité du monde rural comme des villes d’ailleurs…

Oui, tout en gardant une part d’humour, voire d’humour noir, et une espèce d’élégance face au malheur. Le film raconte une histoire à la fois marocaine et mondiale. L’abandon des populations précaires par le pouvoir, la précarité du sous-prolétariat sont le mal du monde. Un pan entier de la population est dans la survie. Mes films sont peuplés de petites gens, et j’ai beaucoup de tendresse pour eux. Les deux protagonistes font le sale boulot, mais l’on découvre qu’ils ont aussi une vie cabossée et qu’ils servent quelque chose dont ils ne profitent même pas.

C’est une partie du monde et du Maroc qui est épargnée par la vie moderne, par l’individualisme.

L’agence de recouvrement, dans le film, est d’une dureté incroyable ; elle utilise tous les moyens possibles pour que les gens remboursent et paient les intérêts de leurs crédits, et en même temps elle envoie des gens, dans des costumes colorés, pour masquer la violence. Or, la violence est dissimulée par l’emballage : on vit dans un monde où l’on embellit l’horreur – ça dit beaucoup. On parle des classes populaires dans le film, mais cela évoque une situation plus générale : la dette mondiale, l’inflation, la crise des subprimes, etc.

Vous avez tourné dans le Grand Sud, non loin des zones frappées par le récent séisme, celles-là même que le maréchal Hubert Lyautey, colonisateur français, avait qualifiées d’inutiles, faute de production de richesses.  Que vous évoque l’expression « Maroc inutile » ?

C’est une expression terrible et qui a la peau dure, mais c’est une vision de l’extérieur. Ce Maroc est loin d’être inutile. Il n’y a pas que la productivité qui compte. C’est dans ces régions-là que sont nées une grande partie de la culture et de la civilisation marocaines. Cette zone représente aussi le Maroc agricole et le Maroc de la grande histoire. Il s’agit de la partie berbère du pays. D’ailleurs, la constitution de 2011 a été modifiée et reconnaît dans son préambule et dans son 5e article l’importante part berbère du Maroc, car les premiers habitants du pays sont berbères.

Concomitance du drame avec la sortie du film, vous rendez en quelque sorte hommage à cette population, habituellement invisibilisée.

C’est vrai que cela a été très déstabilisant et touchant. Ce qui est arrivé a rattrapé un peu le film, même si là où j’ai tourné, dans le Grand Sud vers Ouarzazate, a été peu touché par le séisme. Pendant les repérages et le tournage, j’ai pu observer une culture de partage qui traverse tout le Maroc, mais plus particulièrement ces régions-là. Nous avons côtoyé des gens qui n’ont pas grand-chose mais qui sont prêts à partager. Quand le drame est survenu, j’ai été très ému et attristé. Car c’est une partie du monde et du Maroc qui est épargnée par la vie moderne, par l’individualisme.

Il faut arrêter d’être dans un rapport paternaliste avec l’Afrique en général

Ce qui arrive est dévastateur, car le Maroc a déjà souffert du Covid, avec ses conséquences sanitaires et économiques, de l’inflation, et là survient un drame de la nature. Ce n’est la responsabilité de personne, mais il va falloir beaucoup de moyens pour reconstruire et se reconstruire.

Et de beaucoup de soutiens. Rabat a accepté l’aide de quatre pays (le Royaume-Uni, l’Espagne, les Émirats et le Qatar), mais pas celle de la France, pour le moment. Comprenez-vous ce choix et comment l’expliquez-vous ? 
Le Maroc réagit de manière extrêmement responsable et intelligente. Le pays ne veut pas se retrouver dans la même situation qu’Haïti, au moment du séisme de 2010, où il y a eu énormément d’interventions étrangères. Ce qui a perturbé la bonne gestion de l’intervention. Le Maroc a un peu de moyens et a aussi des équipes qui sont déjà intervenues avec efficacité. En pays souverain, il s’organise comme il l’entend. Il est doté d’une cellule de crise qui gère tour cela. Il faut accepter que notre pays soit totalement indépendant, responsable de ses populations et de sa politique intérieure. Et qu’il gère dans le temps l’arrivée des aides. Il faut arrêter d’être dans un rapport paternaliste avec l’Afrique en général.

Pour autant, on sait tous aujourd’hui qu’il y a un froid entre le Maroc et la France. La récente politique de restriction des conditions de visas mise en place par la France à l’égard des ressortissants du Maroc a des conséquences que la France n’a pas imaginé. C’était une décision bête et arbitraire. C’est très troublant de ne pas se voir octroyer de visas pour une population qui considère la France comme un pays de cœur, qui s’y rendait, non pas pour s’y installer, mais pour les études, les affaires, participer à des conférences, se soigner, ou assister à des événements familiaux, heureux ou non.

L’amour pour la France est là, mais il faut savoir le protéger.

Cela a profondément marqué le peuple marocain, qui l’a vécu comme une punition. Cette histoire ne passe pas. Je ne parle même pas du gouvernement, mais du sentiment général de la population, qui trouve que la France propose son aide tardivement. Il y avait des choses à faire avant. Il y a eu des pourparlers depuis, et la situation se débloquera peut-être. Mais cela laisse des traces, et rétablir la confiance prendra du temps. L’amour pour la France est là, mais il faut savoir le protéger.

 © Dulac Distribution

© Dulac Distribution

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