En Algérie, ce comité interministériel qui terrorise les patrons

Depuis son installation en mai 2023 à l’initiative du président Tebboune, un comité interministériel censé traquer les surfacturations et la fuite des capitaux a infligé de lourdes amendes à des hommes d’affaires. Le week-end dernier, les autorités ont annoncé son gel temporaire.

Le ministère algérien de l’Économie et des Finances. © Creative Commons/Wikipedia

FARID-ALILAT_2024

Publié le 19 septembre 2023 Lecture : 8 minutes.

C’est un tribunal sans avocats, sans procureurs et dont les décisions ont saigné des opérateurs économiques et instauré un climat de stress, de vive inquiétude, de suspicion et de désenchantement dans le milieu des affaires en Algérie, et même au-delà.

Mis en place en mai 2023 à l’initiative du président Abdelmadjid Tebboune, le comité interministériel pour le traitement des infractions supposées au change vient d’être gelé à la suite des révélations faites par Saida Neghza, femme d’affaires et présidente de la Confédération générale des entreprises algériennes (CGEA).

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Dans une lettre adressée au chef de l’État en date du 7 septembre, Saida Neghza avait dénoncé les méthodes de ce comité en évoquant des persécutions, des pressions, ainsi que de graves préjudices financiers subis par de nombreux hommes d’affaires et des importateurs. Depuis la publication de cette lettre ouverte – suivie d’une vidéo sur les réseaux sociaux – et la polémique qui s’en est suivie avec l’agence officielle APS, Saida Neghza a fui l’Algérie, et dit faire l’objet de menaces sur sa personne.

Reste le fond du problème : quelle est la nature exacte du fameux comité ? Quelles sont ses missions ? Qui le compose ? Comment fonctionne-t-il ?

Sa composition est connue : le comité regroupe les ministres de la Justice, du Commerce, de l’Agriculture, des Finances, le directeur général des douanes – qui a été démis de ses fonctions mardi 12 septembre –, ainsi que le directeur de l’Office central de la répression de la corruption (OCRC). Quant à son objectif, il est de traquer les opérations présumées frauduleuses aux importations et les infractions aux taux de change en infligeant des amendes conséquentes aux fraudeurs. Au passage, les opérations visent aussi à renflouer les caisses du Trésor public en récupérant des centaines de millions de dollars.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2019, le président Tebboune a fait de la traque des fortunes amassées par les anciens oligarques – dont beaucoup purgent de lourdes peines de prison – et de la lutte contre la surfacturation l’alpha et l’oméga de son action politique. Ce comité se veut ainsi l’incarnation de sa volonté de déboulonner l’ancien système qualifié de issaba (bande). Mais il a viré à une sorte de cour d’inquisition sans garde-fous que même cette redoutable issaba n’avait pas osé instaurer.

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Des dizaines de chefs d’entreprise auditionnés

Initialement, ce processus de traque assigné au comité interministériel devait couvrir la période allant de 2019 à 2023. C’est à dire l’ère qui a suivi la chute de l’ancien président Bouteflika et de son clan de prédateurs. Après réflexion, ses initiateurs ont décidé de remonter ce processus jusqu’à 2009. Brasser assez large pour ne pas donner cette impression que le mondes du business et des affaires sous Tebboune ne diffère guère de celui en vigueur sous son prédécesseur.

Ses six membres se retrouvent donc régulièrement au siège du ministère des Finances, où ils ont procédé, dans une grande salle, à l’audition de dizaines de chefs d’entreprise. Les travaux du comité se prolongent jusqu’à parfois tard dans la nuit. Une audition peut durer plus ou moins deux heures. Parfois le supplice prend toute une journée. Les témoignages que nous avons recueillis sous le sceau de l’anonymat se recoupent et pointent un mode opératoire identique pour toutes les personnes auditionnées. « On en sort laminé, lessivé, dévasté, perdu, abasourdi », raconte une personne qui a été passée sur le gril par les six procureurs en costume cravate.

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Ce jeudi du mois de septembre, le PDG d’une entreprise opérant dans le centre du pays – et dont on ne dévoilera pas l’identité pour des raisons de sécurité – reçoit une convocation du ministère des Finances. La missive est on ne peut plus laconique : « Veuillez-vous présenter ce samedi au siège du ministère pour affaire vous concernant, muni d’une pièce d’identité et du cachet de votre entreprise. » La convocation n’exige la présentation d’aucun document fiscal, bancaire ou financier dans le cadre de cette audition.

L’industriel se présente sur les lieux avec l’un de ses proches collaborateurs. Sur place, d’autres opérateurs attendent à leur tour d’être auditionnés. Après deux bonnes heures d’attente, le chef de protocole du ministre des Finances arrive avec une corbeille de bonbons. Il s’excuse du retard, explique que la commission travaille jusqu’à 22 heures et leur demande de bien vouloir patienter.

« C’est une décision politique »

En début d’après-midi, notre chef d’entreprise et son collaborateur sont invités à se présenter devant les membres du comité. Dans l’ascenseur qui mène vers la salle d’interrogatoire, un membre du protocole les invite gentiment et amicalement à accepter de payer. « Il ne faut ni vous fâcher, ni vous vexer, c’est une décision politique », dit-il. Payer sans contester. Payer sans possibilité de recours ou d’appel. Il semble que le même message amical et la même recommandation soient faite à tous les visiteurs convoqués.

Pendant que les deux hommes patientent encore près d’une demi-heure devant la salle, ils entendent distinctement des « éclats de voix » qui parviennent du bureau où les six membres de comité, siégeant autour d’une longue table ovale, cuisinent déjà un opérateur économique.

Puis vient le tour de notre témoin. Les formules de politesse usuelles expédiées, on lui signifie que plus d’une centaine de ses opérations d’achat de matières premières à l’étranger effectuées entre 2019 et 2022 sont jugées « surfacturées ». Conclusion sommaire et lapidaire : l’intéressé est coupable de « fuite de capitaux ». Aucun document comptable, aucun chiffre, aucune preuve matérielle ne lui a été présenté pour étayer ou corroborer cette accusation.

Montant de l’amende à payer sur le chiffre d’affaires pour la période qui s’étale sur quatre ans : environ 200 millions de dinars (environ 1,4 million d’euros). L’homme d’affaires proteste de sa bonne foi, arguant que son entreprise travaille dans la stricte légalité, qu’elle est régulièrement contrôlée et que tous ses investissements et ses biens se trouvent en Algérie.

72 heures pour payer

« Vous avez 72 heures pour payer, s’entend-il dire. Si vous refusez, l’amende sera multipliée par quatre et des poursuites judiciaires seront engagées contre vous et votre société. »

Ce délai de 72 heures pour s’acquitter des amendes, ainsi que les menaces de poursuites judiciaires, de blocages des comptes de l’entreprise, la saisie de biens ou la confiscation du passeport reviennent dans la bouche de toutes les personnes qui ont défilé devant ce comité. Ce n’est pas un cas isolé : c’est la règle pour tout le monde.

Pendant deux heures, l’industriel et son collaborateur tentent de présenter leurs arguments, mais la messe est dite et la sentence est irrévocable. De guerre lasse et par peur de voir son entreprise mettre la clé sous le paillasson, il finit par signer un engagement ferme de payer. Le lendemain, la somme exigée est versée au Trésor d’Alger, section « consignes administratives et judiciaires ».

Étrangement, toutes les amendes payées par les opérateurs qui sont passés par ce comité ministériel sont ainsi réglées au profit du Trésor de la wilaya d’Alger et au non aux services fiscaux du ministère des Finances. Pourtant, l’ordre de procéder au règlement est signé de la main même du ministre des Finances, selon un document dont Jeune Afrique a pris connaissance.

L’industriel pense que l’affaire est close. Que nenni ! Quelques jours plus tard, il reçoit une autre convocation. Cette fois, elle émane de la direction générale des douanes. Nouvelle audition devant une autre commission de cette institution, qui lui signifie que son entreprise fait l’objet d’un autre contrôle portant sur les années allant de 2009 à 2019.

Cette fois, le nombre d’opérations « litigieuses » qu’on lui reproche est pratiquement deux fois supérieur à celui établi par la première commission. L’homme a beau protester que son entreprise a déjà payé une amende forfaitaire en échange de l’abandon de toute sanction et de toute poursuite judiciaire, rien n’y fait. « Nous n’avons rien à voir avec cette commission », précisent ses interlocuteurs. Son entreprise se voit accorder un délai de quinze jours pour réunir tous les documents comptables qui prouvent que ses opérations d’achat sont légales et ne souffrent d’aucune irrégularité. Plusieurs jours après son audition, l’homme est encore sous le choc.

Peur des représailles

Depuis son installation, le comité a auditionné quelque 400 opérateurs sur une liste de 6 000 qui avait été initialement dressée. Certes, les activités de cette instance sont désormais gelées, mais les dégâts qu’elle a occasionnés, aussi bien sur les plans financier, économique et moral sont immenses. Le traumatisme est tel que les chefs d’entreprise qui ont eu maille à partir avec ce tribunal sont terrifiés à l’idée de livrer leurs témoignages à découvert, de peur de subir des représailles de la part de la justice ou de l’administration fiscale ou douanière.

Le patron d’un groupe spécialisé dans l’agroalimentaire dit avoir été obligé de payer des amendes qui s’élèveraient à 68,5 milliards de dinars (500 millions de dollars). Un industriel qui opère dans le même secteur s’est acquitté de 6,8 milliards de dinars (50 millions de dollars). Un importateur affirme avoir réglé une amende de 178,3 millions de dinars (1,3 million de dollars). Il a dû revendre des biens immobiliers pour faire face à ses soucis financiers, raconte l’un de ses proches. « Il n’a qu’une seule envie : tout vendre et quitter le pays », confie-t-il.

Un autre importateur qui s’est échiné à expliquer au comité que la justice l’a déjà blanchi des poursuites engagées contre lui pour de supposées fuites de capitaux et d’infractions aux taux de change, s’est vu rétorquer : « Les hommes d’affaires ont l’habitude de graisser la patte des magistrats et de payer des bakchichs pour obtenir des non-lieux. »

À l’issue de sa rencontre avec le chef de l’État portant sur les méthodes du comité, Kamel Moula, président du Conseil de renouveau économique algérien (CREA), l’une des principales organisations patronales du pays, indiquait que les industriels et importateurs pénalisés auront l’opportunité d’introduire des recours et, en cas de fraude avérée, de bénéficier d’un échéancier. Mais les dommages occasionnés par le comité en quatre mois d’existence sont dévastateurs pour le climat des affaires que même des patrons proches du pouvoir jugeaient déjà difficile, et ce bien avant que l’existence du comité et ses dégâts ne soient rendus publics.

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