Migrants, financements… Pourquoi le deal entre la Tunisie et l’UE doit être revu – entretien avec Ghazi Ben Ahmed

Si l’Europe a finalement débloqué une partie de l’aide financière promise à la Tunisie, les discussions restent focalisées sur la question migratoire. Qui va devenir de plus en plus sensible à l’approche des élections européennes de juin 2024. Éclairage de Ghazi Ben Ahmed, président du think tank Mediterranean Development Initiative (MDI).

Ghazi Ben Ahmed, président du think tank Mediterranean Development Initiative (MDI). © DR

Publié le 25 septembre 2023 Lecture : 7 minutes.

Le sujet revient constamment sur la table dans les échanges entre la rive Sud et la rive Nord de la Méditerranée. D’un côté comme de l’autre, certains tentent de l’instrumentaliser, tandis que les drames humains se multiplient. La Tunisie, en particulier, à vécu ces derniers mois au rythme des négociations avec l’Union européenne (UE). Au cœur des discussions, la question des populations migrantes, encore plus brûlante après les récentes catastrophes qui ont durement frappé le Maroc et la Libye.

Véritable imbroglio, le sujet semble inextricable, mêlant des intérêts qui ne convergent qu’en apparence et mettant à mal les équilibres régionaux, mais également européens. Ghazi Ben Ahmed, fondateur et président du think tank Mediterranean Development Initiative (MDI), analyse les intérêts respectifs des différents acteurs de la crise pour mieux comprendre les enjeux, notamment entre la Tunisie et l’Europe.

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Jeune Afrique : Les élections européennes approchent. Vont-elles jouer un rôle dans les discussions en cours entre l’Europe et l’Afrique, en particulier sur la question migratoire ?

Ghazi Ben Ahmed : Certainement. L’arrivée massive de migrants qu’a connue dernièrement l’île italienne de Lampedusa (11 000 nouvelles arrivées en une semaine) a donné à l’extrême droite européenne l’occasion de lancer en grande pompe sa campagne pour les élections européennes sur le thème de l’immigration. C’est justement cette perspective qui fait peur aux conservateurs européens et qui a probablement poussé la Commission européenne, ou du moins sa présidente, Ursula von der Leyen, et son acolyte, le commissaire chargé du voisinage (un Hongrois proche du Premier ministre Viktor Orban, rappelons-le), à mettre les bouchées doubles pour finaliser le mémorandum avec la Tunisie, ou plutôt l’accord migratoire ad hoc.

Que prévoit précisément ce fameux mémorandum avec la Tunisie ?

Lors du dernier sommet de l’UE à Bruxelles, avant la pause estivale, les dirigeants européens ont approuvé les grandes lignes d’un accord migratoire avec le président tunisien Kaïs Saïed et se sont déclarés favorables à ce qu’il serve de modèle pour des accords similaires avec les pays voisins, et bientôt avec l’Égypte et le Maroc. Les États membres, et notamment la France, ont laissé d’un œil complaisant l’infatigable leader d’extrême droite italienne Georgia Meloni piloter les négociations, bien contents de ne pas jouer les mauvais rôles.

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Mais cette complicité passive avec l’extrême droite ne rompt pas seulement le cordon sanitaire établi face aux formations politiques qui se positionnent comme « anti-migrants ». Si le mémorandum survit aux critiques, cela risque de booster les partis d’extrême droite un peu partout en Europe lors des prochaines élections européennes, et notamment en France, où Marine Le Pen s’affiche déjà avec Matteo Salvini, le leader du parti post-fasciste italien, la Lega. Sans compter que le but affiché de Meloni est à terme, comme elle l’a déclaré lors de l’Assemblée générale des Nations unies, d’évincer la France « prédatrice et paternaliste » d’Afrique et de prendre sa place.

Ce type d’accord opaque et controversé, sous l’égide de l’extrême droite italienne, entre la Commission européenne et la Tunisie marque une nouvelle étape dans les relations EuroMed et met en lumière une Europe marquée par une panique anticipatrice.

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Le pacte migratoire est rejeté par certains en Europe. Doit-il avoir l’accord de tous les pays membres pour être adopté ?

L’UE a le droit de protéger ses frontières et de ne pas se laisser dicter qui arrive sur ses côtes par des filières mafieuses de passeurs. Toutefois, le mémorandum avec la Tunisie, qui doit aussi servir de modèle pour d’autres accords avec les pays du voisinage, est rejeté par certains, sur le fond et dans la forme.

Dans la forme car tous les États membres de l’UE n’avaient pas été informés et ont exprimé leur « incompréhension » lorsque la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est empressée de conclure unilatéralement un pacte migratoire avec la Tunisie. De plus, les ministres des Affaires étrangères ont « observé que les étapes appropriées de la procédure d’adoption n’ont pas été suivies » par la Commission et que, par conséquent, le protocole d’accord ne peut être « considéré comme un modèle valable pour de futurs accords ».

Ces préoccupations ont été exprimées également par le diplomate en chef de l’UE, Josep Borrell, qui a écrit que « la participation à la négociation et à la cérémonie de signature d’un nombre limité de chefs de gouvernement de l’UE ne compense pas l’équilibre institutionnel entre le Conseil et la Commission ». Il a aussi mis en évidence un précédent juridique suggérant que la Commission pourrait perdre en justice si elle était poursuivie.

Sur le plan éthique, enfin, de nombreux eurodéputés de tous bords politiques ont accusé la Commission d’ignorer les « graves violations » des droits de l’homme dans son accord « argent contre contrôle des migrants » avec la Tunisie.

Le mémorandum contrevient-il aux valeurs fondamentales de l’UE ?

Il s’agit justement de la question de fond, et comme l’a également souligné la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, « la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit doivent nous guider dans notre coopération, ce qui n’a pas été suffisamment pris en compte dans l’accord avec la Tunisie ». Dans ces conditions, elle a aussi estimé que « le protocole d’accord avec la Tunisie ne peut pas devenir un modèle pour d’autres accords ».

La médiatrice européenne, Emily O’Reilly, a pour sa part ouvert une enquête sur le mémorandum, demandant si la Commission « a effectué une évaluation de l’impact du protocole d’accord sur les droits de l’homme avant sa conclusion et a envisagé des mesures possibles pour atténuer les risques de violations des droits de l’homme ».

Autre problème de fond : le virage géopolitique de la présidente de la Commission détourne l’aide financière de l’UE de ses objectifs tels que définis par l’OCDE et par l’UE elle-même. L’OCDE, qui supervise les règles de l’aide mondiale, définit l’aide comme la « promotion du développement économique et du bien-être des pays en développement » et déclare que « les activités qui négligent les droits des personnes déplacées de force et des migrants ne sont pas considérées comme de l’aide ». Et comme le rappelle Oxfam dans un rapport récent, les règles de l’UE stipulent que l’aide européenne vise à « réduire et, à long terme, à éradiquer la pauvreté ».

Le mémorandum controversé entre l’UE et la Tunisie doit être complètement revu et révisé pour éviter d’utiliser de plus en plus l’aide financière pour décourager les migrations plutôt que pour promouvoir le développement et éradiquer la pauvreté. L’idéal serait de revenir à l’Accord d’association existant entre la Tunisie et l’UE, qui contient déjà tous les points mentionnés dans le mémorandum.

Les rapports entre Bruxelles et Tunis sont déjà tendus. La Tunisie reproche à l’UE de ne pas avoir débloqué les fonds promis lors de la signature du mémorandum…

Meloni a ouvert la boîte de Pandore. Avec l’accord migratoire, elle met la Tunisie en position d’utiliser les migrants pour faire pression sur l’exécutif européen afin d’obtenir des financements. C’est ce qui s’est passé il y a quelques jours avec l’arrivée massive des migrants à Lampedusa. Peu de temps après, la Commission européenne, dans une sorte de passage en force et en faisant fi des critiques qui ont fusé de toutes parts, a annoncé le décaissement de 60 millions d’euros en faveur de la Tunisie et une aide supplémentaire de 67 millions d’euros en matière de gestion des migrations. Il ne fait pas de doute qu’il y aura de nouveaux épisodes similaires à l’avenir.

Comment s’annonce le prochain Conseil européen ? Sera-t-il décisif pour le pacte migratoire ?

Le mémorandum a déjà été approuvé dans ses grandes lignes par le Conseil européen en juin dernier. Il reste à négocier les modalités de sa mise en œuvre, les actions prioritaires et les conditionnalités. Il faut aussi voir si l’on s’oriente vers un apaisement au sein des instances européennes et entre États membres, ou si les tensions entre ceux qui poursuivent des politiques toujours plus dures pour stopper l’immigration illégale et ceux qui mettent l’accent sur les considérations humanitaires et les lacunes du marché du travail vont persister. La position allemande sera déterminante.

Pour ma part, je pense que le mémorandum ne devrait pas survivre à ces critiques. Cet accord ad hoc, voulu par Meloni et érigé en modèle par Ursula von der Leyen, entretient l’instabilité politique dans les pays de la rive Sud de la Méditerranée, et cette instabilité éclate invariablement lorsque les droits sont bafoués et que la répression débouche sur des protestations. Pour l’Europe, renoncer aux droits, aux règles et à la loi dans son voisinage Sud au nom d’un certain pragmatisme n’est pas seulement contraire à ses principes ou immoral, c’est clairement contreproductif.

Il est temps de revenir au cadre de l’Accord d’association. Avec les pays du voisinage Sud et notamment avec la Tunisie, l’UE devrait négocier des accords plus larges, couvrant le développement économique, la double transition climatique et digitale, le respect des droits de l’homme, la démocratie, la migration légale, la mobilité, la formation, le développement du secteur privé.

La Tunisie a besoin d’un accord complet. Il est contreproductif d’utiliser sa dépendance aux financements européens uniquement comme un levier pour stopper l’immigration. Elle devrait être utilisée pour amener Tunis à mettre en œuvre les réformes nécessaires pour que l’économie renoue avec la croissance et pour aller vers un Accord de partenariat pour la transition économique (APTE).

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