Guerre d’Algérie : « Ciné-guérillas » ou la bataille des images

Avec son film documentaire, la réalisatrice Mila Turajlić exhume des images de propagande pro FLN tournées en Algérie par Stevan Labudović, le cameraman attitré du maréchal Tito. Un document exceptionnel.

Stevan Labudović a documenté la résistance algérienne lors de la guerre contre la France. © Poppy Pictures.

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Publié le 5 octobre 2023 Lecture : 3 minutes.

« Ce territoire grand comme quatre fois la France était au début du siècle dernier un pays sans avenir. L’intervention des Français lui a donné un avenir. Ici, pas de discrimination raciale, pas de ségrégation. Européens et Musulmans vivent sur un pied d’égalité. Cette communauté doit se ressouder pour une nouvelle Algérie française plus vivante et plus forte qui sera l’œuvre de ses 400 000 soldats venus de l’autre côté de la Méditerranée… »

L’extrait, provenant du Cinéma des armées, se termine en invoquant la « mission éternelle de la France ». Il est tiré de Ciné-guérillas, film documentaire de Mila Turajlić, qui montre comment le Front de libération nationale (FLN) a répliqué à la propagande française.

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Trompe-la-mort

Quel est le rapport entre l’Algérie et la réalisatrice serbe née en 1979 ? Des bobines de pellicules retrouvées à Belgrade, en ex-Yougoslavie. Les 60 0000 mètres linéaires de film ont été tournés à partir de 1959 sur le sol algérien par Stevan Labudović.

Le cameraman attitré du maréchal Tito, ancien président de la république fédérative socialiste, a été dépêché pour suivre les troupes algériennes. Avant sa mort en 2017, il a transmis son témoignage, ses films et ses notes écrites, qu’il consignait chaque jour. Il y exprimait son soutien sans faille à ce qu’ils appelaient encore, à l’aube de son décès, « ses frères algériens ».

Avouant son parti pris, Stevan Labudović monte de toutes pièces des scènes de sabotage de voies ferrées ou de tirs sur le front

Le jeune homme a 32 ans quand il pose le pied en Algérie. Il suit d’abord les troupes à l’entraînement, puis les accompagne de plus en plus loin, jusqu’au-delà de la ligne de front. Il trompe plusieurs fois la mort, filmant debout lors de bombardements meurtriers de l’aviation française.

Son but n’est pas seulement de rendre compte de la réalité de la guerre : avouant son parti pris, il monte de toutes pièces des scènes de sabotage de voies ferrées ou de tirs sur le front. Il use des mêmes artifices que l’armée française, à laquelle il emprunte aussi la consigne de ne jamais filmer de cadavres.

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Lavage de cerveaux et guerre des ondes

À l’époque, l’état-major de l’armée française avait mis sur pied le cinquième bureau, dont les missions consistaient en la protection du moral de l’armée et de celui des populations. C’était « un mélange de renseignement, de psychologie et de lavage de cerveau », résume dans le film Ferhat Berrahal, capitaine et membre de l’Armée de libération nationale (ALN). Dans les faits, affiches, slogans sur les murs ou criés via des haut-parleurs rythmaient le quotidien de la population algérienne pour la faire adhérer à la cause de l’Algérie française.

Parce que « l’information et l’image jouent un grand rôle », affirme Berrahal, l’ALN a créé un commissariat politique, dont Stevan Labudović faisait partie. Les films du cameraman yougoslave étaient diffusés lors de projections dans des bases arrière pour remonter le moral des combattants. La bataille des images se doublait d’une guerre des ondes, avec la radio Voix de l’Algérie libre et combattante émettant depuis des pays arabes (dont la Tunisie et l’Égypte) discours et chants patriotiques.

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Un moudjahid yougoslave

Les reportages de Labudović avaient une vie par-delà les frontières, dans les pays socialistes, comme le montrent des séquences des actualités cubaines et est-allemandes. Le film Djazaïrouna (« Notre Algérie ») de Djamel Chanderli, Mohamed Lakhdar Hamina et Pierre Chaulet utilise des scènes filmées par Stevan Labudović pour chanter la gloire du pays en lutte pour son indépendance. Il est montré à des délégations de l’ONU et dans des universités pour sensibiliser les décideurs politiques et l’opinion publique à la cause algérienne.

En plus de l’incroyable parcours du moudjahid yougoslave, on retrouve dans Ciné-guérillas des pépites comme Ifriqiya, hymne à l’indépendance de l’Algérie et à l’Afrique chanté en arabe par Miriam Makeba. Si le Musée national du Moudjahid porte la trace de Stevan Labudović, lors d’un hommage qui lui est rendu à Alger, Mila Turajlić réalise que « les gens connaissent le nom mais pas les images » du Yougoslave. Avec son film exceptionnel, elle donne à son tour un visage à celui qui en a donné aux combattants algériens.

Ciné-Guérillas de Mila Turajlić, séance débat le 8 octobre à 13 h 40 au Reflet Médicis, 3 rue Champollion, 75005 Paris

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