Pourquoi Kaïs Saïed a finalement dit « non » à l’UE

Le président tunisien a créé la surprise en annonçant, le 2 octobre, qu’il rejetait l’offre de partenariat proposée par l’Europe, qualifiée de simple « aumône ». Un couac à mettre sur le compte de nombreuses maladresses européennes.

Kaïs Saïed et Giorgia Meloni lors de la conférence de Rome, le 23 juillet 2023. © Alessandro Serrano/AGF/SIPA

Publié le 3 octobre 2023 Lecture : 5 minutes.

C’est une nouvelle volte-face de Kaïs Saïed. Alors que Bruxelles s’apprêtait à décaisser, sous la pression de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, et après l’arrivée de 7 000 migrants irréguliers à Lampedusa les 13 et 14 septembre, une première tranche des fonds prévus dans le mémorandum signé entre l’UE et la Tunisie, soit 60 millions d’euros d’appui budgétaire et 97 millions pour la lutte contre la migration illégale, le président a annoncé le 2 octobre, dans le cadre d’un entretien avec son ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar, qu’« il rejette ce qui a été annoncé ces derniers jours par l’Union européenne ».

À Bruxelles et à Rome, c’est la surprise. En Tunisie, un peu moins, car certains se demandaient déjà comment allait se conclure cet accord sur un partenariat stratégique et global avec l’Union européenne (UE). Mais tous s’interrogent quand même sur ce qui a pu provoquer le revirement du président tunisien.

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En fait, il semble que l’attitude de l’Italie – ou plus précisément celle de Giorgia Meloni et de son chef de la diplomatie, Antonio Tajani – a fini par agacer Tunis. À force de vouloir imposer ses vues, de parler parfois à la place des pays africains, Rome aurait flirté un peu trop souvent avec l’ingérence dans les affaires intérieures de ses partenaires. Notamment quand, tout récemment, Tajani a suggéré à des pays africains, dont la Côte d’Ivoire, d’instaurer un visa pour la Tunisie, alors que le sujet relève uniquement des relations bilatérales. Ou encore quand il se faisait fort, de concert avec Meloni, de convaincre le Fonds monétaire international (FMI) d’accorder à la Tunisie le prêt de 1,9 milliard de dollars qui avait été gelé.

Un camouflet pour Meloni

En multipliant ainsi les initiatives sous couvert de bonne volonté tout en jouant son propre jeu, en s’abstenant souvent d’informer les autres capitales européennes, l’Italie a créé une situation ambiguë et des dysfonctionnements, commente Ghazi Ben Ahmed, président du think tank Mediterranean Development Initiative (MDI). « La fin de non-recevoir de la Tunisie à l’UE est un camouflet pour Giorgia Meloni et l’extrême droite italienne, qui vont d’échec en échec. Meloni, trop impulsive et incapable de trouver des solutions à moyen et long terme, est dans la stratégie du buzz permanent. Les Européens devront s’en souvenir aux prochaines élections. »

Cette ambiguïté s’illustre dans plusieurs étapes des négociations menées avec la Tunisie, durant lesquelles rien ne semble avoir été explicite. De toute évidence, nul n’avait été mis au fait des procédures de décaissement en vigueur dans l’UE. Pis, « personne n’avait dit que le prêt de 900 millions d’euros figurant dans l’accord était tributaire de l’aval du FMI », précise l’ancien député spécialiste en questions migratoires Mejdi Karbaï. Qui estime que le rejet de l’accord décidé par le président Saïed n’est qu’une étape pour relancer des négociations plus favorables à la Tunisie, d’autant que l’Europe apparaît profondément divisée.

Côté européen, justement, la déclaration du président tunisien a pris tout le monde de court. Mais elle n’a pas pour autant fait perdre le cap à ceux qui soutiennent le mémorandum. Parmi eux, Manfred Weber, député du groupe Parti populaire européen, qui répète que « le mémorandum reste la seule solution avec la Tunisie ». Et si aucune réaction officielle n’est encore venue de la Commission européenne, le chef de la délégation de l’UE à Tunis, Marcus Coronaro, a tenté d’arrondir les angles, estimant, sur Mosaïque FM, que la déclaration de Kaïs Saïed est avant tout « l’expression d’une impatience de voir tout cela mis en œuvre à tous les niveaux ».

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Dans l’esprit des responsables européens, on semble convaincu que l’offre de l’UE est trop alléchante pour être refusée. Mais est-ce vraiment le cas ? Beaucoup en doutent, estimant, en se référant aux négociations précédemment menées par l’Europe avec la Turquie, que la Tunisie aurait pu nourrir des prétentions financières plus importantes. Mais dans sa déclaration, Kaïs Saïed laisse entendre que la question financière est secondaire, préférant souligner que « cette proposition va à l’encontre de l’accord signé à Tunis » et « de l’esprit qui a régné lors de la conférence de Rome en juillet ».

Une UE divisée et sans boussole

Aux yeux du président tunisien, il y a eu leurre ou maldonne, ce qu’il a ressenti comme du mépris. D’où sa formule : « Oui à la coopération, non à l’aumône. » Tromperie ou malentendu­ ? Pour l’ancien ministre de l’Emploi, Faouzi Abderrahmane, « Meloni a joué un jeu pas très correct en laissant croire que la conférence de Rome allait aboutir à une approche globale et plus raisonnée de la question migratoire. Elle n’a pas non plus entendu le président tunisien qui a répété plusieurs fois que “la Tunisie ne serait pas une frontière frontex”. »

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« La volte-face est d’abord européenne, poursuit Faouzi Abderrahmane. Les Européens ne s’entendent pas entre eux, ont oublié qui ils sont et affichent des positions contradictoires et peu solides. L’UE est sans boussole face au régime tunisien, qui a un fort tropisme populiste, avec une élection présidentielle prévue à l’horizon 2024. » Finalement, conclut celui qui fut aussi fondateur et dirigeant du parti Afek Tounes, « c’est un non-événement qui ne changera rien à la situation en Tunisie ».

Indirectement, la Tunisie a aussi sa part de responsabilité dans l’échec de l’accord, en ce qu’elle ne semble pas avoir suffisamment tenu compte de ce qui se joue à Bruxelles. Les élections qui se tiendront en 2024 pour renouveler le parlement pourraient être marquées par la forte progression de mouvements de droite et d’extrême droite dans de nombreux pays du continent, et déjà la question migratoire s’impose comme un thème central de la campagne électorale.

Dans ces conditions, « il aurait fallu réfléchir et proposer une politique migratoire propre à la Tunisie, puis organiser un lobbying pour préciser les objectifs de Tunis et obtenir au moins un consensus européen sur ce sujet », suggère un proche des milieux diplomatiques. Pour l’ancien ambassadeur Ahmed Ounaies, cependant, rien n’est perdu et la rupture n’est pas consommée. « L’Europe maintiendra le contact et opérera une relance rapidement, prédit-il. Elle sait qu’il n’est pas dans son intérêt de faire perdurer une telle situation, et que la proposition ne répond pas aux attentes de la Tunisie, conformément à ce qui était convenu. »

Sortie de crise

Pour le directeur du quotidien Le Maghreb, Zyed Krichen, « la situation est si complexe qu’il est difficile de se hasarder à présager de son issue ». Effectivement, les choses entre la Tunisie et l’UE ne peuvent en rester à cette fin de non recevoir, que Kaïs Saïed a déjà pratiquée avec le FMI. Pour une sortie de crise, Ghazi Ben Ahmed considère quant à lui qu’« il est temps de revenir à l’Accord d’association, après les échecs du mémorandum de Carthage et de l’accord en dix points de Lampedusa. La Tunisie a besoin d’une véritable solution européenne, une solution globale. Pour cela il faut qu’Allemands et Français mettent leurs différends de côté et s’attellent à la tâche, en concertation avec les forces vives tunisiennes [gouvernement, secteur privé et société civile]. »

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