Au Burkina, Ibrahim Traoré s’invite dans la régulation des médias

Les organisations des professionnels dénoncent l’adoption d’un projet de loi permettant au président de la transition de nommer directement le chef du Conseil supérieur de la communication (CSC).

Ibrahim Traoré, le président burkinabè de la transition. © Presidence du Faso

Aïssatou Diallo.

Publié le 10 octobre 2023 Lecture : 5 minutes.

Les échanges ont eu beau être houleux, le gouvernement burkinabè n’a rien cédé face aux représentants des médias du pays. Conviés le 31 août à une séance de travail sur la réforme du Conseil supérieur de la communication (CSC), ces derniers ont pourtant exprimé leur ferme opposition au projet des autorités. Parmi les points de discorde : la volonté de faire en sorte que le patron du CSC, organe censé être indépendant, soit désigné par le président du Burkina (jusqu’ici, il devait être élu par les membres du CSC. Une élection qui était ensuite confirmée par décret).

« De façon unanime, nous avons remis en cause les dispositions de la loi que nous trouvions non pertinentes », a expliqué Boukari Ouoba, secrétaire général de l’Association des journalistes du Burkina, lors d’une conférence de presse tenue le 5 octobre.

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« Réponse adéquate »

Comme le reste de la profession, c’est en prenant connaissance du compte-rendu du conseil des ministres du 4 octobre qu’il a découvert que le gouvernement n’avait pas fait marche arrière et que l’avant-projet de loi sur le fonctionnement du CSC avait été adopté. « Il permettra au CSC de fonder de nouveaux mécanismes de gouvernance en vue d’un fonctionnement plus efficace et d’une réponse adéquate aux nouveaux défis induits par la révolution numérique », peut-on lire dans ledit compte-rendu.

Pour le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, Rimtalba Jean-Emmanuel Ouédraogo, cette réforme était nécessaire. Elle permettra au CSC d’étendre ses prérogatives notamment aux réseaux sociaux. « Par exemple les profils ou les pages Facebook d’au moins 5 000 abonnés se verront appliqués les règles qui concernent la régulation des médias au Burkina Faso », a-t-il déclaré.

En plus du nouveau mode de nomination du président, qui devrait selon lui « garantir la stabilité de l’institution », il a précisé que « le président du CSC pourra directement saisir le procureur du Faso sur un certain nombre d’infractions qui pourraient connaître des implications pénales ». Le projet de loi sera prochainement soumis au vote à l’Assemblée législative de transition.

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Pour comprendre ce qui se joue, il faut mesurer le rôle clé du CSC dans la création et la régulation des médias au Burkina Faso. Créé en 1995, il s’appelait à ses débuts Conseil supérieur de l’information. Mais en 2013, il connaît de profondes mutations sur fond de controverse et devient le CSC. Ses compétences sont alors élargies.

En 2018, de nouvelles modifications ont lieu. La répartition des neuf membres permanents est définie comme suit par son article 17 : trois membres sont désignés par le chef de l’État, dont au moins un juriste et un journaliste ou un spécialiste de la communication ; deux membres sont désignés par le président de l’Assemblée nationale, dont au moins un journaliste ou un spécialiste de la communication ; un membre est désigné par le président du Conseil constitutionnel ; les trois derniers membres sont désignés par les associations professionnelles : un doit être issu de la presse écrite ou en ligne, un autre de l’audiovisuel, et le dernier du secteur de la publicité.

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« Mieux contrôler les médias »

Alors que les organisations des médias espéraient pouvoir peser davantage au sein du CSC, l’annonce du gouvernement montre clairement qu’Ibrahim Traoré a d’autres projets. Le président de la transition pourra en effet nommer le président de l’institution qui, à son tour, choisira son vice-président.

« C’est pour mieux contrôler les médias », regrette un membre des organisations professionnelles. « C’est une dictature qui s’installe. Ils éliminent tous les éléments qui pourraient se dresser sur leur chemin. Ils savent bien que les médias burkinabè, avec le sacrifice suprême de Norbert Zongo, se sont battus pour avoir leur indépendance. Le signal envoyé en supprimant de manière illégale la radio Oméga pendant un mois était déjà inquiétant. Maintenant s’il y a un CSC acquis au pouvoir, c’est fini. »

Selon nos informations, parmi les dispositions que le gouvernement souhaite modifier et qu’il a présentées aux acteurs du secteur figure l’âge des membres. Il doit désormais être compris entre 35 et 55 ans. De plus, pour être nommé, un directeur de média doit avoir quitté son poste au moins douze mois avant.

« Au cours de la séance de travail du 31 août dernier, les autorités ont également soumis l’idée que le CSC puisse désormais retirer la carte de presse d’un journaliste s’il estime qu’il a enfreint les règles. Pourtant, il y a un comité qui délivre les cartes. Comment une instance qui ne délivre pas de carte peut-elle les retirer ? », s’interroge le responsable de médias cité plus haut. « Il y a aussi la possibilité désormais pour le CSC de perquisitionner les locaux d’un média et de prendre les documents qu’il estime nécessaires. Cela pourrait constituer une grave entrave au secret des sources », s’inquiète pour sa part Inoussa Ouédraogo, président de la Société des éditeurs de la presse privée (SEP).

« Négation totale de la liberté de la presse »

Lors de la conférence de presse du jeudi 5 octobre, les responsables des médias présents ont estimé que le projet de loi en cours était « une négation totale du régime de la liberté de la presse ». « Faut-il encore le rappeler, l’adoption de ce projet de loi intervient dans un contexte politique où le gouvernement s’est illustré depuis plusieurs mois par une intrusion jamais égalée dans le champ de la régulation des médias », se sont-ils indignés dans une déclaration commune. Et d’ajouter : « C’est avec la transition de 2015 que le Burkina a adopté la dépénalisation des délits de presse. Au regard de ce qui se profile, la transition actuelle ne réserve que de douloureux souvenirs pour le monde des médias et pour les Burkinabè en matière de liberté. »

Alors que le Burkina Faso occupait en 2021 la 37e place du classement mondial de la liberté de la presse de l’ONG Reporters sans frontières (RSF), le pays se retrouve désormais 58e. Expulsions de correspondants, suspensions de médias – dont Jeune Afrique –, difficultés d’accès à l’information, menaces sur les réseaux sociaux… La situation sécuritaire et l’instabilité politique, marquée par deux coups d’État successifs, ont contribué à la détérioration des conditions de travail des journalistes au Burkina.

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