Science-fiction et domination blanche aux États-Unis

En s’attaquant à la question de la domination blanche, la nouvelle de Jesse Miller « Le Soulèvement des pigeons » (« Pigeon City »), écrite dans les années 1970 et traduite pour la première fois en français, demeure dramatiquement d’actualité.

À Harlem, le pouvoir blanc est omniprésent (ici le 2 août 1943, après des émeutes en réaction à la mort d’un soldat noir, tué par un policier blanc). © AP/SIPA.

À Harlem, le pouvoir blanc est omniprésent (ici le 2 août 1943, après des émeutes en réaction à la mort d’un soldat noir, tué par un policier blanc). © AP/SIPA.

Capture d’écran 2020-05-27 à 15.07.30

Publié le 16 décembre 2023 Lecture : 4 minutes.

Dans le quartier de Harlem, à New York, les tâches humaines sont effectuées par des machines. Personne ne travaille, et les ordinateurs encouragent chaque habitant à avoir un hobby pour passer le temps. Un camion-repas vient apporter de la nourriture à chacun selon ses besoins. Les matières sont le « plastibois » et le « plastécran », les camions de pompiers sont des « mécapompes », les voitures balais des « mécabalais », les télévisions sont des « éduvisions » et on porte un « dashiki » en guise de manteau.

Société anesthésiée

L’automatisation systématique est un thème récurrent de la littérature d’anticipation et les néologismes désignant les objets du futur font partie de sa grammaire. On retrouve ces codes dans Le Soulèvement des pigeons de Jesse Miller. Mais lorsqu’il est fait mention d’« une voix de Blanc » qui s’exprime à l’éduvision, l’originalité de la nouvelle de l’écrivain américain apparaît. Le Harlem du futur est une société raciale poussée à l’extrême où les velléités de révolte de la population noire ont été anesthésiées par la satisfaction de ses besoins et le confort de l’habitude.

la suite après cette publicité

La coercition est le deuxième pilier qui assoit la docilité des victimes de cette domination douce. La « voix de Blanc » commente la déportation massive de personnes droguées et gazées envoyées par fourgons entiers vers une destination inconnue dont personne n’est jamais revenu. Et de conclure : « Tel est le destin des insatiables, des fauteurs de troubles, des ignorants. »

Fabriquer une bombe

Allen est l’un de ceux-là. Enfant, il a perdu un pied en jouant avec une mécabalai et il a développé une haine qui fait de lui « le rétrograde, le dissident, l’exception qui confirme la règle de la satisfaction générale. » À la fois incompris et attraction du quartier, il s’est fait remarquer en formulant le souhait de fabriquer une bombe, ce que les ordinateurs lui ont interdit. Le rebelle ne s’est toutefois pas départi de son envie de secouer l’apathie générale. Un jour, il réunit tout son quartier pour leur annoncer : « Ce soir, nous allons tous nous battre. »

Le soulèvement des pigeons est le récit de cette bataille du pot de terre contre le pot de fer. Et de ses conséquences. Cette allégorie de la société raciale américaine a ceci de remarquable qu’elle a été écrite dans les années 1970 dans un genre, la science-fiction, alors peu investi par les écrivains africains-américains. Son auteur, Jesse Miller, semble lui-même tout droit sorti d’un livre. Né en 1945 ou 1946, on sait très peu de choses de lui, au point qu’on douterait presque qu’il fût encore vivant – il l’est bel et bien.

Première traduction mondiale

Le soulèvement des pigeons est la première des quatre nouvelles qu’il a publiées entre 1972 et 1979. Elle a été finaliste du prix John W. Campbell avant de tomber dans l’oubli. Cette traduction française est la première jamais publiée en langue étrangère. Le parcours de l’auteur est connu via par quelques bribes semées çà et là, reprises en notes à la fin du livre, et qui font presque figure de deuxième nouvelle. Parmi les rares informations sur lui, on sait qu’en 1975, Jesse Miller écrivait : « Je suis Noir, j’ai vingt-neuf ans, j’ai une femme bonne et douce qui s’appelle Jean et je suis en train de perdre lentement la vue. »

la suite après cette publicité

Pouvoir blanc omniprésent

S’il devient peu à peu aveugle, il demeure clairvoyant dans sa description de la société américaine des années 1960 et 1970 en proie au racisme et aux violences policières dénoncés lors de révoltes populaires. Les pigeons qui donnent leur titre à la nouvelle sont ceux dont s’occupe Curtiss – l’un des personnages principaux avec Allen, Franklyn et « Face de raisin sec » – dans un pigeonnier situé en haut du toit d’un immeuble. Nourris et abrités par leur protecteur, ils sont à la merci de ce dernier. Tout comme lui-même l’est, ainsi que les autres habitants de Harlem, du pouvoir blanc invisible mais omniprésent.

La réponse à la rébellion par les autorités conduit à des dédales surprenants et à une conclusion fataliste. Nous n’en dirons pas plus sur le dénouement, sauf qu’il est conforme à l’intention affichée par la collection « Dyschroniques » des éditions le Passager clandestin dans laquelle il s’inscrit : « À travers ces textes essentiels se révèle le regard d’auteur·ices d’horizons et d’époques différents, interrogeant la marche du monde, l’état des sociétés et l’avenir de l’humain. » La façon dont Jesse Miller questionne le monde – aux États-Unis et au-delà – reste d’actualité. Autant sur la société raciale que sur les mécanismes d’étouffement de l’opposition aux systèmes de domination et d’oppression.

la suite après cette publicité

Le soulèvement des pigeons, de Jesse Miller traduit de l’anglais par Dominique Bellec, le Passager clandestin/collection « Dyschroniques », 112 pages, 13 euros.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Contenus partenaires