Guerre Israël-Hamas : la Palestine, une passion tunisienne

La Tunisie se montre particulièrement virulente à l’égard de « l’entité sioniste », y compris au plus haut niveau de l’État. L’écho d’une longue histoire commune, mais aussi un moyen d’évacuer les problèmes quotidiens.

Manifestation anti-israélienne à Tunis, le 11 mai 2021. © Noureddine Ahmed/Shutterstock/SIPA

Manifestation anti-israélienne à Tunis, le 11 mai 2021. © Noureddine Ahmed/Shutterstock/SIPA

Publié le 26 octobre 2023 Lecture : 5 minutes.

Conflit israélo-palestinien oblige, l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) à Tunis a modifié son ordre du jour, mettant au vote un projet de loi qui vise à criminaliser la normalisation avec Israël. Un texte qui  dormait dans les tiroirs depuis plusieurs années mais que les législatures précédentes n’ont pas fait aboutir, notamment pour ne pas indisposer les partenaires occidentaux.

Avec l’entrée en vigueur de ce projet de loi, même une simple participation à des événements sur les territoires contrôlés par les autorités de « l’entité sioniste » sera passible de deux à cinq ans d’emprisonnement, assortis de 10 000 à 100 000 dinars d’amendes. On n’est pas loin de la collusion avec l’ennemi. Le confidentiel Parti Libéral Tunisien en a déjà fait les frais : il a été dissout par décision de justice pour avoir pointé la responsabilité du Hamas dans le conflit.

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Les images diffusées ces dernières semaines sur les réseaux sociaux et les chaînes d’informations échauffent les esprits mais, en Tunisie, l’engouement pour la cause palestinienne n’est pas conjoncturel. Il s’agit d’une constante dont le président Kaïs Saïed s’est fait le porte-voix. Depuis le 7 octobre, il a renoué avec le thème de la Palestine qu’il avait abondamment développé, faute d’un programme précis pour la Tunisie, lors de sa campagne électorale de 2019.

Cela n’avait pas étonné une opinion qui a fait sienne la cause palestinienne depuis plusieurs décennies. « Une tradition et un engagement tacite : des Tunisiens étaient partis combattre en Palestine en 1948 et d’autres ont porté les armes aux côtés des fedayins, dont Omrane Mkademi, tombé au combat en 1988 en Galilée », précise un historien des mouvements nationaux.

Réminiscence de l’Oumma

Le discours actuel du président tunisien évoque ces martyrs et ravive l’idée que les peuples arabes ne feraient qu’un. Une forme de réminiscence de l’Oumma, la communauté transnationale. Depuis le 7 octobre, il affirme le droit du peuple palestinien à établir un État indépendant, à récupérer les territoires dont il a été spolié et à faire de la ville sainte de Jérusalem sa capitale. Lors d’un Conseil national de sécurité le 18 octobre, il a aussi été question de l’aide médicale et humanitaire que collecte le Croissant rouge auprès des Tunisiens, mais aussi d’une réaffirmation en des termes bien sentis d’un engagement à tous les niveaux pour la cause.

Peuple palestinien, cause, ennemis sionistes… Parmi les termes employés, jamais il n’est fait mention du Hamas, ni d’ailleurs de ce qui reste d’une Autorité palestinienne passablement mise à mal. Tout comme il n’est pas fait mention des rencontres avec Hayel Al-Fahoum, l’ambassadeur de l’État de Palestine en Tunisie. Kaïs Saïed s’insurge contre la communication internationale qui opère « un focus sur Gaza et occulte la Palestine ». Pour lui, la cause est entendue : un État en Palestine, c’est tout. Tout en prenant de se déclarer contre le sionisme et non contre les juifs.

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Écho réel

Pour le président, la question palestinienne est plus qu’une simple « cause » à même de fédérer les opinions arabes. C’est un combat pour l’humanité toute entière, comme l’expression d’une fraternité universelle rêvée.

De fait, dans le pays, une telle posture trouve un écho réel. Depuis le 7 octobre, les Tunisiens semblent avoir remisé leurs problèmes, oublié les pénuries, le stress hydrique et le projet de loi de finances 2024… sans jamais rien raté des développements et des débats qu’a fait naître, ou renaître, l’embrasement du Moyen-Orient. L’opinion tunisienne oublie ses divisions sous la bannière palestinienne qui flotte lors de nombreuses manifestations, un peu partout dans le pays. Il semble y avoir comme une indécence à évoquer des problèmes du quotidien quand on meurt à Gaza.

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Exutoire

Les Tunisiens ont un rapport pour le moins étrange à la cause palestinienne. Certains le qualifient d’amour platonique ou de passion utopique. Beaucoup estiment que les revendications sur le sujet ont joué le rôle d’exutoire, notamment sous la dictature, permettant à l’opinion publique de manifester et d’évoquer publiquement les libertés. « Ne pouvant réclamer pour nous-mêmes, nous avons réclamé pour la Palestine », se souvient un avocat qui rappelle que l’installation de l’OLP en Tunisie, en 1982, avait accentué une sensibilité déjà forte à la cause palestinienne.

Avec les indépendances des années 1960 et la position de Bourguiba, énoncée en 1965 dans son désormais célèbre discours de Jéricho en 1965, sur une approche par étapes et la création de deux États, l’opinion tunisienne a adopté la cause palestinienne. Certains, dans la mouvance nationaliste arabe, se sont rangés à la position du leader égyptien Gamal Abdel Nasser. D’autres, dans le prolongement du militantisme de gauche des années 1960-70, ont développé des affinités avec une élite intellectuelle, artistique et politique palestinienne. « Ceux qui venaient du Moyen-Orient, qui avaient été pris dans le conflit israélo-arabe étaient perçus comme des héros », raconte une amie tunisienne de Leïla Chahid, figure de l’OLP.

Foi commune

Pourtant, cette fougue qui s’empare d’une population comme une poussée de fièvre interroge. À 3 000 kilomètres de Gaza et Ramallah, la Tunisie n’a pas oublié qu’elle est le seul pays non frontalier d’Israël à avoir subi une agression militaire de l’État hébreu : c’était en 1985, avec le bombardement meurtrier du siège de l’OLP de Hamam Chott, en banlieue de Tunis. Il y a eu aussi les assassinats, sur son territoire, des dirigeants de l’OLP Abou Jihad en 1988 et Abou Iyadh en 1991. L’affaire avait été portée jusqu’au Conseil de sécurité des Nations unies et la Tunisie avait eu gain de cause face à Israël.

« La Tunisie a tendance à aller vers des propositions extrêmes comme le refus de deux territoires ou du processus de paix sans que cela ait d’implications directes sur le pays, souligne l’ancien député Hatem Mliki. Mais finalement ces positions n’engagent à rien que ce soit sur le plan social, militaire ou économique. » Néanmoins, le sang versé crée des liens, tout comme une foi commune. « Jérusalem et la Mosquée d’Al-Aqsa, troisième lieu de l’Islam, revêtent un caractère sacré très particulier au Maghreb, ce qui explique l’impossibilité de concevoir que cet espace spirituel soit scindé », précise une ethnologue.

Un facteur identitaire arabo-musulman fort qui renvoie aussi, selon le juriste Chedly Mamoghli, à « un profond sentiment d’injustice et la crainte d’une seconde Nakba ».

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