Hommage à Ghislaine Dupont : Gigi, dix ans déjà !

Il y a tout juste dix ans, les journalistes français Ghislaine Dupont et Claude Verlon étaient assassinés à Kidal, dans le nord du Mali, dans des circonstances encore non élucidées.

Les journalistes de RFI Ghislaine Dupont (à dr.) et Claude Verlon (accroupi), à Bamako, en juillet 2013. © RFI/AFP

Les journalistes de RFI Ghislaine Dupont (à dr.) et Claude Verlon (accroupi), à Bamako, en juillet 2013. © RFI/AFP

tiebileok

Publié le 2 novembre 2023 Lecture : 6 minutes.

Ce 2 novembre 2013, je reçois un coup de fil d’un compatriote, Alhamdou Ag Ilyène, alors consul général du Mali à Niamey et ancien gouverneur de Kidal. Il m’annonce l’enlèvement, « à l’instant, de deux journalistes français en pleine ville à Kidal ». J’appelle à mon tour des habitants de Kidal. L’un d’entre eux, Daouda Maïga, m’annonce la funeste nouvelle de l’assassinat des deux otages français.

C’est la consternation chez nous, à Sokorodji, où tout le monde – mon épouse, mes enfants… – connaît Ghislaine. Je reste « sonné » un long moment. Nous savions qu’une autre journaliste française, Christine Muratet, se trouvait à Bamako. Afin qu’elle ne reste pas seule dans ces circonstances, nous la rejoignons au Grand Hôtel. Elle est effondrée. Ensemble, nous passons en revue les tristes nouvelles reçues de Kidal. Puis arrivent à Bamako Marie-Christine Saragosse [PDG de France Médias Monde], Cécile Mégie, Christophe Boisbouvier et Yves Rocle [directrice et responsables Afrique de RFI]…

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La levée des corps se passe à l’aéroport. Le président, Ibrahim Boubacar Keïta, qui a pris ses fonctions en septembre, assiste à la cérémonie. À la fin de celle-ci, il salue les participants. Et sermonne mon voisin, Bert Koenders, chef de la mission de l’ONU.

Ma sœur, ce grand reporter

Comme j’ai eu l’occasion de le dire il y a dix ans, « Gigi » était devenue ma sœur. Elle me parlait de sa famille,  de Marie-Solange Poinsot, sa mère, de son père, de son frère, Alain, prématurément disparu, de sa grand-mère, celle qui lui avait enseigné de vieilles expressions de la langue française comme « se retrouver Gros-Jean comme devant ».

Nous avions fait connaissance sans nous rencontrer dans la seconde moitié des années 1980. Elle venait d’entrer au service Afrique de RFI. Elle apprenait le métier et l’Afrique aux côtés de Carmen Bader et de Philippe Leymarie, notamment. Moi, à Londres, au siège d’Amnesty International, j’enquêtais sur les violations des droits humains en Afrique de l’Ouest. Ces années-là étaient des années noires. Au Bénin : le camp Guézo, les prisons de Parakou, Bembèrèkè et Ségbana… En Mauritanie, les geôles de Walata, Jreïda, Inal… L’usage de la torture en Casamance, dans le sud du Sénégal. Au Niger, Tchintabaraden, les détenus de la grotte-prison, le vieux fort de Dao-Timmi (dans le Grand Nord), à la frontière libyenne… Chaque fois qu’Amnesty publiait un rapport sur ces pays, Carmen puis Ghislaine me téléphonaient pour m’interviewer.

En mars 1991, la révolution démocratique triomphe au Mali. De Londres, je me rends à Paris pour participer aux manifestations, puis à Bamako pour vivre l’euphorie de la victoire du peuple. Au lendemain de mon arrivée, de la Bourse du Travail, siège de l’insurrection victorieuse, je me rends au Grand Hôtel, où je croise Gigi. Elle m’interviewe, et diffuse un reportage  sur « le retour des exilés ». Dans la soirée du 5 avril, je quitte Bamako pour Londres via Paris. J’arrive au bureau en début d’après-midi. Le téléphone sonne. C’est Carmen Bader, qui m’apprend que je suis membre du premier gouvernement de la transition, dont la composition a été annoncée à la radio, à Bamako, à la mi-journée.

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Les années passent. Gigi est devenue grand reporter. Elle sillonne l’Afrique pour couvrir les conflits, autant dire la majeure partie du continent. On entend sa voix au Congo-Kinshasa, en Côte d’Ivoire, à Madagascar…

En février 2009, Ban Ki-moon, le secrétaire Général de l’ONU, m’envoie à Antananarivo pour trouver une issue à la crise politique qui secoue la Grande Île et dont les principaux protagonistes sont Marc Ravalomanana, le président, et Andry Rajoelina, le maire de la capitale. Avant mon départ pour Antananarivo, Gigi me fait rencontrer Yves Rocle, grand sympathisant et ami de Madagascar. Quelques semaines plus tard, RFI envoie Gigi dans la capitale malgache pour couvrir la crise qui, entre-temps, s’est envenimée.

« Vous êtes l’ONU, débrouillez-vous, je suis désormais un ancien président », me dit Marc Ravalomanana.

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Le 17 mars, cette crise atteint son paroxysme : le président Ravalomanana m’invite au palais d’Iavoloha et me remet, en présence des ambassadeurs d’Afrique du Sud et des États-Unis qui m’ont accompagné à ma demande, une ordonnance par laquelle il transmet le pouvoir à un directoire militaire. Après avoir jeté un coup d’œil sur l’ordonnance, je fais remarquer au président qu’elle n’est pas conforme à la Constitution. S’il démissionne, c’est le président du Sénat qui doit le remplacer. « Vous êtes l’ONU, débrouillez-vous, je suis désormais un ancien président », me répond-il.

Pour bien faire, je convoque, en accord avec Mgr Odon Razanakolona, président en exercice du Conseil œcuménique des églises chrétiennes (FFKM), une réunion à l’Épiscopat d’Antanimena. Sont présents tout le clergé, la hiérarchie militaire, les représentants des mutins (le colonel Noël en tête), « ceux de la Place de mai » (Andry Rajoelina et quelques partisans), plusieurs acteurs politiques (dont Norbert Ratsirahonana), le corps diplomatique et son doyen, le nonce apostolique, mais aussi Edem Kodjo, envoyé spécial de l’OIF, et Ablassé Ouédrago, émissaire de l’UA.

En pleine réunion, le commandant Charles et les hommes du Capsat [Corps d’administration des personnels et services de l’armée de terre] font irruption dans la salle, au premier étage, et arrêtent les amiraux et les généraux à qui le président voulait transférer le pouvoir. Dans la cour, les soldats du Capsat tirent dans tous les sens... L’ambiance est électrique.

J’aperçois Gigi, calepin et magnétophone à la main, au milieu du crépitement des armes.

De la voiture blindée de l’ambassade des États-Unis, dans laquelle j’ai trouvé refuge aux côtés de l’ambassadeur Niels Marquardt, j’aperçois Gigi, calepin et magnétophone à la main, au milieu du crépitement des armes. Le courage physique et le mental de cette frêle jeune femme étaient sans limites. Pour témoigner et informer, rien n’arrêtait cette grande professionnelle qu’était Ghislaine.

En 2013, elle n’a pas hésité une seconde à se rendre à Kidal, place forte de la rébellion au Mali. L’Accord préliminaire, négocié en mai-juin 2013 par Djibrill Bassolé et moi-même sous la direction du président Blaise Compaoré, médiateur de la Cedeao, ouvrait la voie à une certaine normalisation. Gigi et Claude [Verlon] se rendent à Kidal pour couvrir le premier tour de l’élection présidentielle, le 28 juillet 2013. À leur retour à Bamako, au début d’août, ils se rendent de l’aéroport à Sokorodji, où nous dînons : Gigi, Claude, Kadiatou, mon épouse, et moi.

Après l’installation du nouveau président, RFI envisage de réaliser une émission depuis le Mali. Ses journalistes chargés de l’organisation du programme téléphonent aux personnalités pressenties. Je refuse de répondre à ces appels insistants. Je n’ai plus le cœur à ça. Après la signature de l’accord de Ouagadougou, je n’avais cessé de prôner le report de la présidentielle. Acquis à cette idée, le président et le Premier ministre de la transition du Mali en ont été empêchés par l’intransigeance française (« Je serai intraitable sur la date du 28 juillet », avait prévenu le président français).

Je décide alors de me retirer de la course non sans protester contre les interférences de Paris dans le processus électoral ( « Je constate que M. Fabius [alors ministre français des Affaires étrangères] est devenu le directeur des élections au Mali », dis-je dans une interview accordée à Cherif Ouazani et publiée par Jeune Afrique le 12 juillet 2013). Dans un tel contexte, je n’avais pas le cœur à participer à une émission postélectorale. J’ignore alors les appels de RFI. « Même si Gigi appelle, je ne décrocherai pas », dis-je à mon épouse.

« Arrête tes salades ! »

Et puis, Gigi appelle. Je décroche, et je commence par l’engueuler : « Te rends-tu compte ? Tu vas me créer des problèmes avec les autres, dont j’ignore les appels depuis plusieurs jours. Arrête ! » Elle répond : « Arrête tes salades. Tout le monde sait que nous nous connaissons depuis trente ans ! C’est normal que tu prennes mon appel. Arrête tes salades ! »

J’étais resté sans voix. Telle était Gigi… Dire qu’elle a été assassinée chez moi, à Kidal, où elle s’était rendue dans le cadre de cette émission que préparait RFI !

Dors en paix, petite sœur. Nous saurons toute la vérité un jour.

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