Kaïs Saïed seul contre tous ?

Le président tunisien adopte une position particulièrement intransigeante à l’égard d’Israël tout en s’opposant, chez lui, à une loi qui criminalise la moindre normalisation des relations avec l’État hébreu. Un grand écart qui ne fait qu’accentuer son isolement.

Kaïs Saïed, le président tunisien, dans le gouvernorat de Kebili, le 12 novembre 2023. © Présidence tunisienne /SIPA

Kaïs Saïed, le président tunisien, dans le gouvernorat de Kebili, le 12 novembre 2023. © Présidence tunisienne /SIPA

Publié le 22 novembre 2023 Lecture : 5 minutes.

Fort des 72,7% qui lui ont permis d’accéder à la magistrature suprême en 2019, Kaïs Saïed aspirait à une position de leader – position qu’il occupe indéniablement, aujourd’hui, en Tunisie. Sur la scène internationale, en revanche, ses initiatives sont peu lisibles, voire dérangeantes tant elles sont en décalage avec la vision et les intérêts des différents protagonistes, notamment au Proche-Orient et en Méditerranée.

En juin et en juillet 2023, lors des discussions qui ont abouti à la signature d’un Mémorandum d’entente pour un partenariat stratégique et global entre l’Union européenne et son pays, le chef de l’État tunisien avait ainsi plaidé pour une « approche humaniste » dans le traitement de l’immigration clandestine. Sans dévoiler les mécanismes à mettre en œuvre, il proposait la tenue d’un sommet international sur les migrations.

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La Palestine dans la Constitution

Mais Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien, lui a brûlé la politesse en organisant à la hâte un événement similaire, à Rome, en juillet. Ce sommet, qui s’est plutôt apparenté à une rencontre expéditive sans prises de décision véritables, a été un fiasco. Kaïs Saïed n’y a trouvé ni la tribune qu’il espérait ni le moyen de mettre en valeur ses idées.

L’épisode a montré le fossé qui sépare les intentions de Meloni de celles du président tunisien, car Kaïs Saïed croit aux causes qu’il défend. Issu de la génération des boomers, il a puisé des principes et forgé sa personnalité à une époque marquée par l’émergence de puissantes idéologies sur fond d’accession des nations colonisées à l’indépendance. Politicien atypique, il tient ses promesses. Quand, au cours de sa campagne électorale, il évoquait la cause palestinienne à grands renforts d’accents lyriques, beaucoup croyaient qu’il ne s’agissait que d’effets de manche. Or force est de reconnaître que la Palestine est bel et bien à son programme.

Elle est même un élément fort de la Constitution de 2022, qu’il a élaborée. Dès le préambule, celle-ci dispose solennellement : « Nous nous attachons à la légalité internationale et au triomphe des droits légitimes des peuples, qui, selon cette légitimité, ont le droit de disposer d’eux-mêmes – en premier lieu le droit du peuple palestinien à sa terre spoliée et à l’établissement de son État sur cette terre, après sa libération, avec Al-Qods [Jérusalem] pour capitale ». Une affirmation que les Tunisiens avaient jugée inopportune dans une Constitution censée fonder leur nouveau régime.

La position actuelle de la Tunisie découle de ce credo. Avant que n’éclate le conflit Hamas-Israël, au 32e Sommet de la Ligue Arabe, à Djeddah, en mai 2023, Kaïs Saïed avait appelé les pays arabes à faire front contre « les plans étrangers visant à établir un nouvel ordre mondial ». « Il est temps pour l’humanité de mettre fin à l’injustice que subit notre peuple en Palestine, avait-il lancé. Ce monde qui se reconfigure ne doit pas se construire encore une fois sur le dos de notre oumma et de la destinée de nos peuples. Nous devons exiger d’être considérés comme les égaux de ceux qui veulent le réorganiser ».

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Tout est dit. Kaïs Saïed n’a cessé de décliner ce thème en faisant adopter à son pays des positions extrêmes, en décalage avec le contexte actuel et avec les vœux des Palestiniens eux-mêmes, qui réclament une solution à deux États plutôt qu’une hypothétique reconquête des territoires spoliés avec Jérusalem pour capitale.

La Tunisie se retrouve, dès lors, dans une position embarrassante, surtout quand son président, qui en appelle à l’unité, tacle au passage les dirigeants arabes en assurant que « sans justice sociale, aucune stabilité politique ne sera possible » et en ajoutant que le défi, pour leurs pays, consiste à « préserver la paix sociale à travers des solutions économiques et sociales émanant de la volonté du peuple ». Ce panarabisme d’un autre âge a froissé les représentants des monarchies arabes, très prudents à l’égard d’une Tunisie qui a fait la révolution en 2011.

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Occasions manquées

La guerre Hamas-Israël a été l’occasion d’affirmer la position de la Tunis, ou plus exactement celle de Kaïs Saïed, puisqu’il pense être le dépositaire de la volonté du peuple. Le 28 octobre, à l’Assemblée générale des Nations unies, la Tunisie s’est abstenue lors du vote d’une résolution qui appelait à une trêve humanitaire immédiate à Gaza. Elle a estimé que l’exigence d’un cessez-le-feu manquait de fermeté et que la condamnation des atrocités commises par l’entité sioniste restait insuffisante. Pourtant, le Hamas avait remercié l’ONU de cette initiative, et certains Palestiniens avaient demandé à la Tunisie de se montrer plus réaliste. En vain : Kaïs Saïed campe sur sa position de principe, quitte à sembler isolé.

Au Sommet conjoint arabo-islamique sur Gaza, réuni en urgence les 11 et 12 novembre à Riyad, le président tunisien aurait pu faire valoir ses vues auprès de ses pairs (parmi lesquels l’Iranien Ebrahim Raïssi et le Turc Recep Tayyip Erdoğan). Mais la Tunisie, représentée par Nabil Ammar, son ministre des Affaires étrangères, a encore fait cavalier seul, n’adoptant que 3 des 31 points de la résolution finale. « Il était important que Kaïs Saïed soit présent, expose son point de vue et renoue avec ses homologues. Or il semble que la Tunisie n’entretient des relations étroites qu’avec l’Algérie », commente un ancien ambassadeur.

En dépit de la crise généralisée dans laquelle le pays est plongé, la cause palestinienne a pris de telles proportions en Tunisie qu’un profond désaccord a éclaté à ce sujet entre le président et les députés. Certains d’entre eux ont pris au mot Kaïs Saïed. Celui-ci ayant asséné qu’une normalisation avec Israël relevait de la « haute trahison », ils ont voulu traduire cette idée par une loi criminalisant toute démarche allant dans le sens de l’apaisement. Mal leur en a pris : le président a fustigé leur démarche qui, juge-t-il, aurait porté atteinte aux intérêts du pays sur la scène internationale.

Voix dissonante

Cet épisode fâcheux a mis en évidence la faible marge de manœuvre d’une Assemblée dénuée de réels pouvoirs. En dépit de cela, certains députés se sont insurgés, insistant pour que le projet de loi, premier texte important élaboré à leur initiative, soit soumis au vote. Finalement, l’affaire a été reportée sine die, l’adoption du budget 2024 étant prioritaire.

Une manière d’occulter une crise de fort mauvais goût alors que la Tunisie, en pleine débâcle économique, se prépare à affronter une nouvelle pénurie de pain, qu’une longue période de sécheresse a mis le pays en grande difficulté et que Kaïs Saïed a rejeté l’aide des institutions financières internationales. À un an de l’élection présidentielle, les dissensions entre le chef de l’État et les parlementaires font tache, dans un système où, au nom du peuple, le locataire de Carthage s’est arrogé tous les pouvoirs. Si ce peuple, représenté par les députés, parle d’une voix dissonante, qu’en sera-t-il aux élections où, pour marquer le récit national, Kaïs Saïed est censé faire au moins aussi bien qu’en 2019 ?

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