Ahmed Balafrej (1908-1990), ministre marocain des Affaires étrangères (de mai à décembre 1958). Photo non datée. © HARCOURT / AFP
Ahmed Balafrej (1908-1990), ministre marocain des Affaires étrangères (de mai à décembre 1958). Photo non datée. © HARCOURT / AFP

Ahmed Balafrej, exil forcé et volontaire

Rédacteur du Manifeste de l’Indépendance, fondateur de l’Istiqlal, Ahmed Balafrej a été contraint dès l’adolescence de s’exiler du Maroc… pour pouvoir passer son bac. Dès lors, il mène une vie de VRP du nationalisme marocain en dehors de son pays.

Publié le 25 décembre 2023 Lecture : 6 minutes.

En haut de g. à dr. : Allal El Fassi – Abdelkrim El Khattabi En bas de G. à dr. : Hassan Ouazzani – Ahmed Balafrej Montage JA © DR -AFP
Issu de la série

Les nationalistes marocains et l’exil

Les puissances coloniales ont souvent recouru à l’exil pour se débarrasser des fortes têtes, des contestataires, des personnalités qui, dans tous les pays annexés, ont tenté de contester leur domination. Ce fut particulièrement le cas au Maroc, comme nous le racontons dans cette série historique.

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LES NATIONALISTES MAROCAINS ET L’EXIL (4/4) – Pour beaucoup, il est celui qui a créé et maintenu l’unité du mouvement nationaliste marocain jusqu’à l’Indépendance, en 1956. Cet homme, c’est Ahmed Balafrej, qui a milité aux côtés de Allal El Fassi et de Mohamed Hassan Ouazzani. Parmi ces trois personnages, il est l’aîné, né le 5 septembre 1908 dans une famille de notables de la médina de Rabat, « qui a donné des serviteurs notoires au makhzen chérifien », souligne Jean Lacouture dans un article publié en 1958 par le quotidien Le Monde. Ahmed Balafrej est un descendant des 3 000 Hornacheros musulmans expulsés de la commune d’Estrémadure, en Espagne, créant la légendaire République de Salé en 1610.

Après des études primaires à l’école des notables de Bab Laalou, puis des études secondaires au collège musulman de Rabat et au lycée Gouraud, Ahmed Balafrej fait face à l’injustice. À cette époque, les étudiants marocains n’ont pas le droit de passer le baccalauréat au sein des établissements français du pays. D’ailleurs, sous le protectorat, seuls 53 Marocains ont pu obtenir le bac entre 1920 et 1934. Ahmed Balafrej décide donc de s’exiler volontairement à Paris afin d’obtenir son diplôme au sein du prestigieux lycée Henri-IV, en 1926. Pendant ce temps-là, au Maroc, la République du Rif est écrasée par une coalition militaire entre la France et l’Espagne. Un événement fondateur dans la conscience politique du jeune Balafrej, qui comprend qu’un affrontement armé avec la puissance coloniale est vain, et table plutôt sur une lutte d’usure, voire une autodestruction du système colonial.

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La même année, en août, il fonde La Société des amis de la vérité, à Rabat, mi-club de discussion mi-club secret, qui réfléchit déjà au concept de nation marocaine et aux conditions de son émancipation. Le journaliste Jean Lacouture, fin connaisseur du Maroc, considère d’ailleurs que ce sont les idées de Balafrej qui ont « influencé les choix essentiels du nationalisme marocain » : alliance avec le sultan, prolifération des écoles libres pour former la conscience des Marocains, et « objectif maximum » dès le départ (c’est à dire pas de processus d’émancipation étape par étape).

Futur homme d’État

Après son bac, en 1927, Ahmed Balafrej s’envole pour Le Caire afin de parfaire son arabe au sein de l’université Fouad-Ier. Un an plus tard, il revient en France et s’inscrit à la Sorbonne où il obtient, en 1932, une licence d’histoire et un diplôme d’études supérieures en sciences politiques. Avec Mohamed Hassan Ouazzani, il fonde l’Association des étudiants musulmans nord-africains (Aemna), ouvertement favorable aux luttes nationalistes, dont il devient secrétaire général en 1930, pile au moment où la France impose le Dahir berbère.

Ambitieux, déjà très intéressé par la diplomatie, il contribue avec Ouazzani à internationaliser le sujet en voyageant entre la Suisse, l’Espagne, le Maroc, et à faire de Chakib Arslan, figure de la Nahda (renaissance culturelle arabe), un porte-parole de la cause. Un homme que Balafrej considère comme une sorte de père spirituel. En 1934, il participe à la fondation du Comité d’action marocaine (cellule de Rabat), tout en négociant l’autorisation d’ouvrir une école libre (l’école Mohamed-Guessous) non bilingue pour former la future élite urbaine marocaine. En 1937, contrairement à ses camarades Allal El Fassi et Mohamed Hassan Ouazzani, il échappe aux rafles et à l’exil qui ont fait suite aux « événements de Boufekrane », car il est en cure dans un sanatorium en Suisse pour soigner une infection pulmonaire chronique. Il se retrouve à être l’un des rares leaders nationalistes encore libres.

Alors qu’une partie du combat nationaliste repose sur les épaules de Ahmed Balafrej, celui-ci ne peut se rendre dans la partie française du Maroc. Il est contraint de se réfugier clandestinement à Tanger de 1937 à 1943, juste avant le débarquement américain sur les côtes casablancaises (l’Opération Torch). L’époque a changé, le monde a sombré dans la Seconde Guerre mondiale. En 1940, alors que la France est défaite et placée sous occupation nazie, le IIIe Reich envisage de concéder l’annexion de tout le Maroc à l’Espagne, afin d’inciter Franco à s’engager dans le conflit. Ce dernier vient d’ailleurs tout juste d’annexer la zone internationale de Tanger.

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Les nazis, qui jouent un double jeu, font mine de soutenir les nationalismes arabes et maghrébins. Chakib Arslan, un Druze originaire du Liban mais exilé à Genève, entretient des liaisons dangereuses avec les nazis et Mussolini en Italie, sous prétexte de jouer les intermédiaires entre les mouvements panarabistes (ou panislamistes) et les fascistes. Très proche d’Ahmed Balafrej, il lui propose d’organiser une entrevue à Berlin avec les représentants de la diplomatie allemande afin de négocier la reconnaissance de l’Indépendance du Maroc. Balafrej refuse. Mais il comprend très bien qu’à la fin de cette guerre, la décolonisation sera inévitable.

La Corse

En 1943, à Casablanca, le sultan Mohammed Ben Youssef rencontre d’ailleurs le président américain Franklin Roosevelt, qui l’assure de son soutien concernant les revendications indépendantistes marocaines. Dans la foulée, Ahmed Balafrej, qui a participé à la fondation du Parti de l’Istiqlal, dont il est le secrétaire général, rédige le Manifeste de l’Indépendance – signé par plus de 60 nationalistes – et participe à sa présentation publique le 11 janvier 1944. Le 29, il est arrêté par la sécurité militaire française sur ordre du résident général pour « intelligence avec l’ennemi ». Il est d’abord maintenu à l’isolement total à Rabat pendant six mois, et des rumeurs sur une possible condamnation à mort circulent alors dans la capitale administrative.

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Au mois de juin, Ahmed Balafrej est finalement transféré dans le plus grand secret en Corse, à Cargèse, un petit village au sud de l’île. Seul son état de santé lui évite Madagascar. Presque dix ans avant le sultan, Ahmed Balafrej se retrouve donc sur l’île de Beauté, qui sert de bagne et de lieu d’exil depuis Napoléon. Ses conditions de « détention » s’améliorent lorsque son épouse et ses deux filles reçoivent l’autorisation de le rejoindre. Le 1er septembre 1945, le couple Balafrej accueille d’ailleurs un troisième enfant : un fils, prénommé Anis. Le leader nationaliste est amnistié en juin 1946. En avril 1947, le sultan prononce son fameux discours de Tanger, dans lequel il exige l’Indépendance. C’est alors que la France nomme un nouveau résident général : le général Juin, un ultra parmi les ultras. À nouveau, Ahmed s’exile volontairement. Pour garantir une sécurité à sa famille – nombreuse –, il prend ses quartiers à Madrid.

Sa vocation profonde étant la diplomatie et non la résistance armée (contrairement à Allal El Fassi), Ahmed Balafrej continue sa lutte en portant les revendications marocaines dans le monde entier : New-York, Le Caire, Stockholm, Madrid. Et plus tard, juste au sortir de la guerre, aux Nations unies (ONU). Dans les couloirs de l’institution internationale nouvellement créée, pour être certain de ne pas être arrêté par les Français, il se faufile avec un faux passeport pakistanais. Évidemment, très vite, les pays non alignés se rallient à la cause marocaine. En décembre 1951, l’Istiqlal ouvre un bureau d’information à Washington, dirigé par Mehdi Ben Aboud.

L’année suivante, Ahmed Balafrej – ainsi que deux nationalistes marocains, Mehdi Bennouna et Abderahman Abdelali, et un journaliste britannique d’origine polonaise, Rom Landau – décident d’ouvrir le Moroccan Office for Documentation and Information (MOID). Autrement dit : le quartier général de la propagande des nationalistes marocains aux États-Unis. En janvier 1953, après la déposition du sultan Mohammed Ben Youssef, Ahmed Balafrej décide de rester aux États-Unis pour continuer la guerre de l’information et du plaidoyer. Mais, manque de financement oblige, après l’exil du sultan, le MOID déménage dans un immeuble plus modeste d’un quartier plus populaire, le Queens. Dès 1955, le bureau accueille les membres du Front de libération national algérien. Balafrej fait également plusieurs allers-retours à Madagascar pour préparer le retour du sultan au Maroc, ce qui adviendra en 1955, puis l’Indépendance en 1956. Sans surprise, Ahmed Balafrej devient alors le premier ministre des Affaires étrangères du Maroc indépendant.

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