À Tunis, l’art contemporain s’expose pour sauver l’artisanat

Jusqu’au 20 mars 2024, dix artistes africains redonnent vie à l’artisanat tunisien. Chaque œuvre de l’exposition Hirafen questionne le rapport à un savoir-faire ancestral, dont certains métiers et matériaux sont en voie de disparition, notamment à cause du réchauffement climatique et de la pollution.

Sonia Kallel, AJAR, tissage jacquard. © Nicolas Fauqué pour Talan.

Sonia Kallel, AJAR, tissage jacquard. © Nicolas Fauqué pour Talan.

Publié le 11 janvier 2024 Lecture : 5 minutes.

Dès l’entrée dans l’espace d’exposition, Hirafen intrigue. De grands entrepôts blancs et jaunes, nichés dans une ruelle du quartier très dense de Denden, à la Manouba (nord-ouest de Tunis). La plupart des passants entrent par curiosité, s’étonnent lorsqu’on leur dit que c’est gratuit et qu’il s’agit d’art, puis découvrent l’itinéraire envoûtant formé par les œuvres artistiques.

En Tunisie, malgré la présence de nouveaux lieux dédiés à l’art contemporain en centre-ville, les galeries d’art sont pour la majorité regroupées dans les quartiers huppés de la banlieue Nord.

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« Le lieu choisi pour Hirafen a une histoire et une symbolique : c’est un ancien centre de tissage textile qui avait été transformé en station de lavage de tapis, juste à côté de la maison de l’artisanat de Denden. Nous avons tout retapé de A à Z pour en faire ce lieu d’exposition », explique Nadia Jelassi, l’une des commissaires.

Organisée par Talan, groupe international de conseil en innovation et en transformation par la technologie, Hirafen – néologisme formé des mots hirafi (« artisan ») et fan (« art ») – revisite l’histoire de l’artisanat à travers le regard d’artistes qui ont eux-mêmes travaillé avec des artisans sur l’ensemble du territoire tunisien.

Richesse de savoir-faire perçus comme « désuets »

L’initiative est venue d’une anecdote de l’histoire familiale d’Aïcha Gorgi, directrice de l’exposition et fille de l’artiste peintre Abdelaziz Gorgi. « Avant de mourir, mon père m’avait demandé d’aller avec lui à Nabeul (nord-est) pour retrouver l’artisan nattier avec lequel il avait travaillé à un moment. Je sentais qu’il y avait une quête de l’artiste pour renouer avec l’artisanat qu’il avait toujours connu « , raconte la galeriste, qui a aussi remarqué que beaucoup d’artistes contemporains n’entretenaient guère de relation avec le patrimoine artisanal de leurs pays, perçu comme « folklorique » ou « désuet ».

« J’étais obsédée par l’idée de faire en sorte que les deux mondes collaborent plus, surtout quand on voit que l’artisanat subit les contrecoups de la crise économique, de la contrefaçon et de la perte de vitesse de l’apprentissage de certains métiers », poursuit la galeriste.

Doté de quelque 700 000 artisans dans les années 2000, le pays n’en compte aujourd’hui plus que 200 000

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Alors que dans certains pays, de nombreux jeunes ou artistes reviennent vers les métiers manuels, en Tunisie, la transmission peine à se faire, car l’artisanat est peu rentable. Doté de quelque 700 000 artisans dans les années 2000, le pays n’en compte aujourd’hui plus que 200 000. Pourtant, dans l’exposition, chaque œuvre témoigne de la diversité et de la richesse des savoir-faire dans le tissage, le tressage, la broderie.

Réchauffement climatique et pollution industrielle

Exposée pour l’occasion, Sonia Kallel s’intéresse par exemple à la disparition du voile de sortie (ou « ajar ») que portaient certaines femmes tunisiennes au XXe siècle. Sa fabrication n’existe plus en Tunisie, mais grâce à des cartes postales, l’artiste a pu remonter la route du tissage jusqu’à Fès, au Maroc, où elle a retrouvé, au bout d’un an de recherches, un artisan grâce auquel elle a pu recréer le fameux voile dans une installation.

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Parmi les œuvres des artistes tunisiens, beaucoup s’interrogent aussi sur l’autre facteur de disparition de ces métiers : l’industrialisation, qui favorise le réchauffement climatique et la pollution. Dans l’une des salles de l’exposition, les totems en fibre végétale de l’artiste Mohamed Amine Hamouda renvoient, par leur forme, aux cheminées polluantes de l’usine de transformation du phosphate à Gabès, dans le sud tunisien.

« Chaque habitant de Gabès est témoin des dégâts provoqués par le groupe chimique de Gabès. Celui-ci est responsable de la pollution marine et ses fumées sont toxiques pour l’environnement aux alentours », explique Mohamed Amine Hamouda. Dans son œuvre intitulée Nar et Jommar (Feu et cœur de palmier), l’artiste rend hommage à la fibre végétale des oasis de la région, qui disparaissent peu à peu à cause de la pollution.

Oeuvre de Mohamed Amine Hamouda Nar & Jommar. Ensemble de cinq sculptures tissées sur une structure métallique démontable (fibres végétales issues des oasis de Gabès). © Nicolas Fauqué pour Talan.

Oeuvre de Mohamed Amine Hamouda Nar & Jommar. Ensemble de cinq sculptures tissées sur une structure métallique démontable (fibres végétales issues des oasis de Gabès). © Nicolas Fauqué pour Talan.

Toute sa sculpture est composée à partir de matériaux recyclés, même la colle qu’il utilise a été fabriquée à partir de la matière végétale. Il inclut aussi une fibre rarement utilisée comme de la soie extraite de la tige de la corète, une autre plante présente dans la région et qui sert à cuisiner le fameux plat traditionnel tunisien « mloukhia ». Les artisanes locales travaillent dans l’atelier de l’artiste pour tisser la fibre : une forme d’engagement aussi pour Mohamed Amine Hammouda, qui souhaite encourager les artistes à se tourner vers ces matières « considérées comme des déchets, mais qui au final permettent de créer des œuvres ».

Montée des eaux et dystopie

Autre matériau menacé de disparition : la halfa de Kerkennah, un archipel à l’est du pays. Cette plante qui pousse en bordure des marais salants permettait autrefois aux pêcheurs de confectionner filets et couffins pour la pêche traditionnelle à la charfia. « Mais aujourd’hui, elle se raréfie, devient de plus en plus cassante sur une île menacée de disparition dans les cinquante ans à cause de la montée des eaux », alerte Najah Zarbout, qui a créé l’œuvre Flying Archipelago, une reproduction en 3D des îles, qui sont tissées en halfa et suspendues au plafond.

Najah Zarbout, Flying archipelago. © Nicolas Fauqué pour Talan.

Najah Zarbout, Flying archipelago. © Nicolas Fauqué pour Talan.

« Je n’ai pas trouvé la bonne halfa à Kerkennah, donc j’ai dû me rendre à Kasserine (centre-ouest) pour prendre celle des montagnes et tisser avec les artisanes de la région », raconte l’artiste, qui a réalisé durant son périple l’importance de la préservation du tissage de cette fibre à la fois noble et utilitaire.  » C’est une matière très intéressante à travailler, car elle est à la fois souple et rigide : elle sert à faire les ressorts de matelas, les tapis dans les maisons. »

À Kerkennah, en cherchant la halfa et en étudiant les techniques traditionnelles de tissage, Najah Zarbout s’est aussi rendu compte de l’ampleur du réchauffement climatique. « Dans cette île encore un peu sauvage, la nature est très importante, on ne coupe jamais les palmiers par exemple, mais on les “blesse” seulement pour récupérer un peu de leur jus. Aujourd’hui, beaucoup ont été calcinés par les périodes de sécheresse. »

Une autre artiste, Aïcha Snoussi a aussi travaillé sur l’île de Kerkennah et a réalisé une installation dystopique pour laquelle elle a recyclé les anciennes machines de lavage présentes sur place et des filets et cordages récupérés auprès des pêcheurs. L’ensemble questionne à la fois la pollution marine, mais aussi la place des machines et de la mécanisation face au savoir-faire manuel. Autant de pistes de réflexion sur les enjeux de demain et le rôle de l’art contemporain face à la disparition de l’artisanat.

L’exposition Hirafen se poursuit à Tunis jusqu’au 20 mars 2024.

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