« Maîtresse d’un homme marié » et autres séries : un engouement prometteur

Sénégal, Burkina, Côte d’Ivoire… Des afronovelas aux fictions plébiscitées par les distributeurs internationaux, les séries africaines ont le vent en poupe. Mais si le marché est en pleine effervescence, son économie demeure balbutiante.

La série « maîtresse d’un homme marié » cumule plus de 87 millions de vues sur la plateforme de vidéo à la demande (VOD). © Montage JA; DR

La série « maîtresse d’un homme marié » cumule plus de 87 millions de vues sur la plateforme de vidéo à la demande (VOD). © Montage JA; DR

eva sauphie

Publié le 26 février 2024 Lecture : 6 minutes.

Plus de 4,8 millions d’abonnés sur YouTube et plus de 20 millions de vues chaque mois, tels sont les chiffres impressionnants qu’affiche la société de production audiovisuelle sénégalaise Marodi, spécialisée dans la création de contenus ouest-africains, créée en 2015. Parmi les succès de l’entreprise qui produit cinq à six séries par an, « Maîtresse d’un homme marié« , diffusé en wolof.

Également doublée en français – notamment grâce à l’IA ! –, la série cumule plus de 87 millions de vues sur la plateforme de vidéo à la demande (VOD). Un succès que la société doit à un modèle économique reposant exclusivement sur des fonds privés, grâce à un partenariat entre les régies publicitaires des chaînes de télé sénégalaises et les distributeurs internationaux comme Amazon Prime.

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« Il y a un vrai dynamisme autour des séries qui racontent le quotidien des populations, c’est ce qui explique le phénomène Marodi, observe Séraphine Angoula, attachée audiovisuelle régionale de l’ambassade de France au Sénégal. Une série Marodi qui ne fonctionne pas fait 2 millions de vues, tandis qu’une reprise de saisons en engendre 6 à 7 millions », note celle qui a aussi dirigé Dakar Séries, festival panafricain consacré aux séries lancé en mai 2023.

Les ficelles sont simples, mais la recette gagnante. Les récits se veulent spécifiquement africains et contemporains, et empruntent à la comédie ou au drama. Dans la forme, les codes reprennent ceux des télénovelas, ces séries télévisées à moindre coût produites en Amérique latine diffusées dans toute l’Afrique francophone depuis la fin des années 1980, et consommées par des dizaines de millions de personnes. « La force des contenus Marodi repose aussi sur leur capacité à lever des tabous, notamment ceux liés à la polygamie, aux violences conjugales ou à l’adultère, et qui peuvent faire polémique », complète Séraphine Angoula.

Un secteur créateur d’emplois

Face à l’engouement des spectateurs pour ces séries sentimentales sur fond d’intrigues sociales, de nombreuses agences ont fleuri au Sénégal, à l’image de Keewu production, créée en 2012 par Alexandre Rideau à l’origine de la web-série « C’est la vie« , imaginée par Marguerite Abouet et diffusée sur TV5 Monde, et Kalista production lancée 10 ans plus tard par Kalista Sy. Si le pays de la Teranga fait figure de fer de lance dans le paysage sériel en Afrique francophone, il n’a pas le monopole pour autant.

Princesse M production, initiée au Gabon par Samantha Biffot, ou encore Yabo Studio, lancé par Angela Aquereburu au Togo, sont également des précurseurs du genre. Un marché grandissant qui garantit de l’employabilité. « 80 à 90 % de nos élèves sortants trouvent du travail dans des boîtes de production six mois après leur formation, rapporte Toumani Sangaré, co-directeur de l’école de cinéma Kourtrajmé qui a ouvert ses portes à Dakar il y a deux ans, notamment pour pallier le manque de formation à l’écriture. On a fait le constat qu’il y avait des débouchés grâce à la série, contrairement au cinéma, qui est encore un marché bien embryonnaire », constate celui qui fait partie des membres fondateurs du collectif Kourtrajmé au côté du réalisateur franco-malien Ladj Ly, créateur de l’école.

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Si les réalisateurs et réalisatrices peinent plus difficilement à s’insérer sur le marché, en commençant comme troisième ou deuxième assistant sur le plateau, les scénaristes, eux, intègrent plus aisément des départements d’écriture. « Une de nos étudiantes de la promo 2022 est devenue responsable du pôle auteurs de la série dramatique ivoirienne Canal+ ‘Le Futur est à nous’, et a quitté le Sénégal pour la Côte d’Ivoire », s’enthousiasme Toumani Sangaré.

Le boom des créations de genre

Avec ses 7 millions d’abonnés africains, Canal+ continue sa percée sur le continent en pariant sur des créations originales. Sa huitième et dernière en date sortie en 2023, « Spinners » une co-production sud-africaine qui plonge le spectateur dans l’univers du spinning, une discipline sportive mêlant cascades automobiles et extrême, majoritairement pratiquée par des jeunes issus des townships de Cape Town.

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Cette série dite « premium » marque un tournant dans le paysage audiovisuel africain grâce à des codes narratifs qui s’ouvrent au marché international. « On a de l’action et du thriller, des genres qui plaisent à la nouvelle génération, où qu’elle soit dans le monde, mais l’histoire raconte la réalité de la jeunesse sud-africaine », analyse Séraphine Angoula, qui a vu la création être récompensée de trois prix lors de la première édition de son festival Dakar Séries.

Canal+ ambitionne de produire une dizaine de séries africaines par an. Des propositions qui s’affranchissent du format soap – baptisé afro-novela sur le continent –, pour puiser dans la création de genre. Cependant, ces propositions plus ambitieuses doivent encore faire leurs preuves. « Les séries humoristiques fonctionnent, c’est un vrai marché aujourd’hui, mais la série premium est plus longue à mettre en place », concède Arnaud de Buchy, producteur franco-burkinabè qui a travaillé avec Alex Ougou, l’un des premiers à avoir misé sur la co-production avec Canal+ en lançant en 2022 la série burkinabè « De plus en plus loin », un thriller social de huit épisodes (52 minutes).

Vers la commercialisation à l’international

Objectif : commercialiser ce type de contenu à l’extérieur des frontières africaines. Si Canal+ ne divulgue pas ses chiffres d’audience, la série est aujourd’hui disponible en replay en France. Signe d’un petit succès. « Canal est le seul diffuseur important à ce jour, Netflix et Amazon préférant les marchés anglophones. Cependant, les séries internationales répondent à des codes narratifs dont il est difficile de s’extraire », relève le producteur. « Les intrigues proposées par les scénaristes en Afrique sont souvent orientées vers les problèmes de la vie quotidienne et reposent sur les mêmes ingrédients. Il faut redoubler d’efforts pour aller chercher des talents, ce qui représente un coût supplémentaire », explique-t-il.

« Or, poursuit-il, quand on a commencé à travailler sur notre série en 2018, quasiment tout était à notre charge. On avait l’impression de bénéficier d’une aide au développement, mais ce n’était qu’une avance. Canal+ faisait un travail important sur le fond, en lisant les scénarios et en faisant des sélections, mais on avait peu de budget pour aller chercher un “script doctor” (scénariste ou auteur-réalisateur confirmé, NDLR). »

« La chaîne s’est ensuite rendue compte que les séries en développement et en production ne pouvaient pas être livrées avec si peu de budget et a depuis fait des efforts », confie le producteur qui a débuté avec une enveloppe de 50 000 euros par épisode. À titre de comparaison, le budget d’un épisode d’une série premium européenne comme « Pax Massilia » est d’environ 2 millions d’euros par épisode, contre 100-150 000 euros en moyenne l’épisode pour une série premium africaine.

Conséquence, les producteurs cherchent des fonds supplémentaires institutionnels auprès de l’OIF ou du CNC. « Mais ces guichets peinent à miser car il n’y a pas de retour sur investissement », glisse Arnaud de Buchy. Une économie qui reste encore largement subventionnée, tant à l’échelle européenne que locale avec le FOPICA, au Sénégal, ou encore le Fonsic en Côte d’Ivoire.

Pour Séraphine Angoula, il est impératif de créer une filière commerciale pour que le secteur prospère. Même son de cloche du côté de Toumani Sangaré. « Aujourd’hui, on est dans un bras de fer constant avec les productions, car avec un tel budget, on n’a pas d’accessoires, pas de figuration, pas de ressources humaines pour faire du qualitatif. On va alors se tourner vers des techniciens juniors. »

Pourtant, ce ne sont pas les structures et les formateurs qui manquent. Si l’école Kourtrajmé vise bientôt la certification, d’autres structures existent. Le Burkina compte l’Institut supérieur de l’image et du son (Isis), qui a des partenariats avec la Femis – prestigieuse école de cinéma parisienne –, et l’Institut de formation en audiovisuel Imagine, fondé par Gaston Kaboré.

Au Sénégal, côté post-production, le centre Yennenga, à Dakar, a été créé à l’initiative d’Alain Gomis. Or, malgré les talents et les idées, « on attend toujours la super-prod qui va être transgénérationnelle et transfrontalière », s’impatiente Toumani Sangaré.

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