Le 6 février 2013, l’opposant tunisien Chokri Belaïd était assassiné

Il y a onze ans, l’assassinat de l’opposant Chokri Belaïd plongeait la Tunisie dans la stupeur. Très vite, les regards s’étaient tournés vers le parti islamiste Ennahdha, accusé de porter la responsabilité morale de ce crime. Mais à ce jour, le doute persiste sur l’identité des véritables commanditaires.

L’opposant tunisien Chokri Belaïd, le 4 décembre 2012. © HAMMI/SIPA

L’opposant tunisien Chokri Belaïd, le 4 décembre 2012. © HAMMI/SIPA

Publié le 6 février 2024 Lecture : 7 minutes.

Il suffisait d’être en Tunisie, le 6 février 2013, pour prendre la mesure de l’émotion et de l’affliction qui avaient étreint tout un peuple. Incrédules, les yeux rougis, la gorge serrée, des dizaines de milliers de Tunisiens étaient immédiatement descendus dans la rue à l’annonce de la mort de Chokri Belaïd, abattu par deux inconnus à 8 heures du matin, alors qu’il sortait de son domicile, dans le quartier résidentiel d’El-Menzah VI, à Tunis. Aux dires de plusieurs témoins, les assassins, cachés au pied de l’immeuble, avaient attendu que le secrétaire général d’El-Watad (le Mouvement des patriotes démocrates, MDP) monte dans son véhicule pour lui tirer dessus à bout portant, avant de s’enfuir en Vespa.

Cet assassinat a pétrifié le pays. « Quelle catastrophe nous attend ? » se demandaient les uns avec terreur. D’autres tentaient de se rassurer : « La Tunisie doit s’en sortir. Vivre à genoux, la peur au ventre, ce n’est pas vivre ! » Mais très vite, cette stupeur se muera en colère, faisant place à une mobilisation générale bien plus importante que celle de la révolution du 14 janvier 2011, qui avait vu la chute de Ben Ali. C’est dire l’impact de cette mise à mort annoncée.

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Car Chokri Belaïd se savait menacé. Le président Moncef Marzouki l’avait personnellement averti qu’il était devenu une cible, avait-il confié à des proches. Mais les services de renseignements – qui surveillaient les opposants – et le ministère de l’Intérieur, que Belaïd avait alerté sur son cas, ont été à tout le moins défaillants. Quant à la sécurité présidentielle, elle avait confirmé que le chef du MDP figurait en tête d’une liste de personnalités à abattre. Ce dernier n’a pourtant bénéficié d’aucune protection rapprochée.

L’accusant de fomenter des troubles, d’être complice de puissances étrangères et de vouloir nuire à la révolution sans jamais en apporter le moindre début de preuve, les islamistes avaient maintes fois jeté son nom en pâture. Ali Larayedh, le ministre de l’Intérieur, avait même assuré que le leader du Front populaire – une alliance de partis de gauche – était à l’origine de la grève générale tragique de Siliana de novembre 2012.

Appel au meurtre

Or, pendant que les forces de l’ordre tiraient à coups de chevrotine sur les manifestants, Belaïd se trouvait au Maroc. Un imam de Zarzis avait lancé un véritable appel au meurtre. Quelques jours avant son assassinat, l’opposant avait échappé à plusieurs tentatives de lynchage, les dernières à Tunis et au Kef (Nord-Ouest), où des salafistes et des islamistes étaient parvenus une nouvelle fois à empêcher la tenue de l’un de ses meetings, le 2 février.

« Ils peuvent me tuer, ils ne me feront jamais taire. Je préfère mourir pour mes idées que de lassitude ou de vieillesse. »

Chokri Belaïd

Mais Belaïd ne renonçait jamais. « Ils peuvent me tuer, ils ne me feront jamais taire. Je préfère mourir pour mes idées que de lassitude ou de vieillesse », disait-il. La veille de sa mort, il projetait, avec d’autres partis et des membres de la société civile, de structurer la lutte contre la violence politique. Mettant en garde contre les dérives d’Ennahdha, il avait souligné qu’en demandant la libération des agresseurs de Lotfi Nagdh (un militant du parti d’opposition Nida Tounes, décédé en octobre 2012 après avoir été passé à tabac par des membres de la Ligue de protection de la révolution, LPR), le parti islamiste au pouvoir légitimait la violence politique.

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Avec son franc-parler, Belaïd aura été une figure controversée. À un ami qui lui reprochait son intransigeance, il confiait : « Je m’aperçois que le monde de la compétition politique m’est complètement étranger. J’ai mené ma campagne électorale comme un militant du temps de la fac. Il va falloir que je pense à mon image, mais cela sera difficile : je suis né militant et je mourrai militant. »

Cet avocat de 48 ans issu des couches populaires avait bénéficié de l’ascenseur social qu’offrait le système éducatif et découvert à l’université le militantisme d’extrême gauche. Parcours classique pour un étudiant de sa génération. Cet opposant à Ben Ali était aussi le défenseur de nombreux islamistes et salafistes, dont il ne partageait pourtant aucune des convictions. Durant la révolution, c’est drapé dans sa robe d’avocat qu’il avait manifesté, rejoignant ensuite la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, qui encadrera la transition démocratique jusqu’aux élections du 23 octobre 2011.

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Dossiers de corruption

Pour ce démocrate convaincu, la différence entre islamistes et progressistes tenait en une phrase : « Nous les avons inclus dans notre programme ; ils nous ont exclus du leur. » N’hésitant pas à dénoncer les dérives d’Ennahdha, il avait conquis une large audience populaire. Mais l’identité des commanditaires de son assassinat est peut-être à chercher ailleurs. Des proches confient que Belaïd était sur le point de boucler des dossiers de corruption éclaboussant certains dirigeants, et qu’il comptait en dévoiler la teneur le 15 février. Ce qui est certain, c’est que cet homme très bien informé dérangeait.

L’exécution de Chokri Belaïd a été le révélateur du profond malaise des Tunisiens. Des dizaines de milliers de personnes de tous bords, de tous âges et de toutes origines sociales étaient descendues dans la rue, dans tout le pays, pour exprimer leur colère face à un gouvernement qui, comme l’assénait Radhi Meddeb, une figure de la société civile, « érige l’incompétence en système ». Elles seront encore plus nombreuses à participer aux obsèques du défunt, le 8 février.

Cet acte sanglant était aussi le révélateur d’une série d’erreurs politiques. Celles d’Ennahdha qui, pour sa première année de gouvernance, s’était comportée en boulimique du pouvoir et avait cautionné une violence faussement révolutionnaire. Celles de l’opposition, qui n’avait cessé de tergiverser, et celles d’une l’Assemblée nationale constituante (ANC) incapable de dépasser ses clivages partisans pour adopter une Constitution.

Dans tous les cas, l’absence de consensus paralysait un pays en pleine confusion. De toute évidence, Ennahdha ployait sous ses propres contradictions. La formation s’était fissurée : seuls 20 % à 25 % de ses 89 élus à l’ANC soutenaient le Premier ministre, Hamadi Jebali. Et son Majlis el-Choura (Conseil consultatif), plus puissant que l’ANC mais arc-bouté sur son idéologie, avait conduit la Tunisie dans une impasse. Il a ainsi fait échouer toutes les négociations visant à opérer un remaniement ministériel, refusé de céder des ministères régaliens et de reconnaître ses erreurs.

Les LPR prennent le relai des salafistes

Tout au contraire, la formation islamiste avait systématiquement parachuté ses hommes – qu’ils soient compétents ou non – aux postes clés des institutions et des services publics, affaiblissant ainsi l’autorité de l’État. Sous la férule de Rached Ghannouchi, le Conseil consultatif dictait les orientations du pays qu’une ANC sans envergure entérinait. Parallèlement, une savante orchestration de la violence politique avait fini par susciter la discorde entre islamistes et progressistes. Les LPR – des milices légitimées par leur statut d’association – avaient pris le relais des salafistes.

La mort de Chokri Belaïd avait révélé tous les paradoxes d’une situation complexe. Le gouvernement, isolé, traitait ceux qui l’avaient élu en ennemis. Il avait fait tirer des gaz lacrymogènes sur la foule qui accompagnait le catafalque du défunt. Les manifestants ne s’y étaient pas trompés, la Tunisie était divisée. Pour le pouvoir, il y avait « eux » et « nous ». Si bien qu’Ennahdha était désignée par beaucoup comme le responsable moral de cet assassinat. Une crise sans précédent et l’absence de volonté politique feront imploser la troïka gouvernementale, et passer ses autres membres, les partis Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR), pour les dindons de la farce.

Mais cette tragédie aura aussi eu pour effet immédiat de souder l’opposition. Réactives et constructives, les principales formations avaient constitué un large front et tracé, en quelques heures, une feuille de route avec pour seul objectif le salut du pays. Elles seront rejointes par les centrales patronales et par toutes les organisations syndicales, qui décrèteront une grève générale le 8 février. L’appel à la mobilisation de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) sera largement suivi. Poussée dans ses derniers retranchements, Ennahdha n’avait pourtant pas dit son dernier mot : au moment des funérailles, elle organisa une contre-manifestation devant l’ANC, et les LPR saccagèrent les abords du cimetière.

Dans son histoire contemporaine, le pays n’avait jamais connu d’assassinats politiques perpétrés par des Tunisiens contre des Tunisiens sur le sol national. Farhat Hached, fondateur de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et figure de proue du mouvement national tunisien, tomba, le 5 décembre 1952, sous les balles de la Main rouge, une organisation armée liée aux services secrets français. Neuf mois plus tard, Hédi Chaker, l’un des fondateurs du Néo-Destour et dirigeant d’un courant clandestin de résistance, connut le même sort. Compagnon de route de Bourguiba devenu son plus farouche ennemi, Salah Ben Youssef fut éliminé à Francfort en 1961 sur ordre du « Combattant suprême ». Inhumé au Caire, il sera réhabilité en 1987. Sa mort est considérée comme un crime d’État.

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