Opposants tunisiens en détention : « Les dossiers sont vides » – Entretien avec Dalila Msaddek

Arrêtés il y a un an pour suspicion de complot contre la sûreté de l’État, plusieurs responsables de l’opposition entament une grève de la faim pour protester contre une « détention abusive ».

Khayam Turki, Abdelhamid Jelassi, Jawher Ben Mbarek, Ridha Belhaj, Ghazi Chaouachi et Issam Chebbi ont décidé d’entamer une grève de la faim le 12 février. © (Photo by FADEL SENNA / AFP)

Khayam Turki, Abdelhamid Jelassi, Jawher Ben Mbarek, Ridha Belhaj, Ghazi Chaouachi et Issam Chebbi ont décidé d’entamer une grève de la faim le 12 février. © (Photo by FADEL SENNA / AFP)

Publié le 12 février 2024 Lecture : 6 minutes.

Depuis le 11 février 2023, Khayam Turki, ancien dirigeant du parti social-démocrate Ettakatol, Abdelhamid Jelassi, ancien pilier du mouvement Ennahdha, ainsi que le lobbyiste Kamel Eltaief sont détenus en vertu de la loi anti-terroriste.

Dans les jours qui ont suivi, les arrestations pour suspicion de complot contre la sûreté de l’État se sont multipliées. Un an plus tard, ils sont près de vingt à être cités dans cette affaire, dont l’instruction n’est pas close.

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Certains prévenus, selon les familles et le comité de défense, n’ont vu le magistrat instructeur que lorsqu’il leur a signifié leur mise sous écrou au motif d’avoir rencontré des étrangers, dont des diplomates. Durant l’année 2023, des chefs d’accusation similaires ont été émis dans d’autres affaires, ce qui porte à plus de cinquante le nombre de personnes arrêtées et qualifiées par l’opinion de « prisonniers politiques ».

En quelques mois, il apparaît que c’est toute l’opposition qui est ciblée et privée de nombre de ses dirigeants. Une période difficile sur le plan politique et une épreuve pour les familles. Sœur de Jawher Ben Mbarek, dirigeant du Front du salut national (FSN) qui a été arrêté le 24 février, Dalila Msaddek est avocate et membre du comité de défense des détenus. Elle revient sur la situation des prisonniers et fait le point, à partir de ce qu’elle peut révéler, sur l’affaire.

Jeune Afrique : Comment vont les prisonniers après un an de détention ?

Dalila Msaddek : Moralement, ils vont bien et sont déterminés à entamer une grève de la faim, qu’ils débutent aujourd’hui, 12 février. Les six qui ont été écroués le 25 février 2023, Khayam Turki, Abdelhamid Jelassi, Jawher Ben Mbarek, Ridha Belhaj, Ghazi Chaouachi et Issam Chebbi, veulent dénoncer ensemble une année de détention abusive et une injustice.

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Comment sont-ils traités ?

Leurs conditions de détention sont tout à fait normales, similaires à celles des autres prisonniers. Seulement, dans ce régime carcéral, certaines choses sont insupportables, comme les conditions de transport inhumaines au moment des transferts de la prison vers le tribunal.

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Il suffit d’une ornière ou d’un coup de frein pour que les prisonniers tombent les uns sur les autres, sans parler des fourgons cellulaires réservés à ceux qui sont poursuivis pour terrorisme. Ces fourgons sont comme des cages blindées où les prisonniers sont maintenus debout dans le noir avec une ceinture en acier sur les épaules. Ils perdent le sens de l’orientation et font des malaises. Une véritable torture.

Qu’en est-il des conditions de détention ?

Au quotidien et par tous les temps, tous les détenus mangent froid, voire glacé. Ils sont obligés de conserver leur nourriture dans des réfrigérateurs ou des congélateurs sans avoir aucun moyen de la réchauffer. Parfois, ils la mettent au soleil, la passent au bain-marie quand il y a de l’eau chaude. Souvent, ils ont recours, chacun à son tour, à une méthode interdite en allumant une mèche de papier huilé aussi archaïque que toxique qui peut provoquer un départ d’incendie. Sans compter la promiscuité et les toilettes sans rideau.

Mais il paraît qu’il y a eu pire, alors que d’anciens prisonniers se rappellent qu’ils avaient les moyens de cuisiner. Finalement, chaque fois qu’un groupe politique est passé par la prison, il y a eu des améliorations : avec le mouvement Perspectives, il y a eu la télévision et les lits au lieu des paillasses, et puis les livres ont été autorisés avec les prisonniers du Parti des travailleurs (ex-POCT).

Aujourd’hui, nous tentons de convaincre les autorités pénitentiaires de donner aux prisonniers les moyens de réchauffer leur nourriture, car 90 % d’entre eux se nourrissent de ce qu’apportent les familles et qu’ils conservent dans les réfrigérateurs.

Est-ce que les familles, il y a un an, s’attendaient à ce qu’on en arrive là ?

Franchement non. Les leurs sont retenus prisonniers alors qu’il n’ont commis aucun crime. Il n’y a pas de fait criminel, pas de corps du délit. On tente de leur imputer une tentative d’assassinat, mais aucun élément en ce sens n’a été trouvé, ni armes ni munitions.

On a tenté de leur faire endosser des opérations de détournement de produits agroalimentaire et d’avoir intenté à la sûreté alimentaire et environnementale sans avoir jamais mis la main sur le moindre dépôt, le moindre stock, la moindre marchandise, et alors qu’aucun d’entre eux n’est commerçant. Ils sont tous soit professeurs, soit avocats, soit huissiers… De quoi parlent-on ?

Qu’ont en commun tous ces prisonniers ?

Ils sont tous profondément démocrates et travaillaient à un projet de réunification de l’opposition avec pour objectif d’organiser un congrès de l’opposition. Personnellement, j’ai toujours été contre Ennahdha, mais je reconnais que ce que cette formation a subi est anti-démocratique et que les élections auraient été le meilleur moyen de l’écarter plutôt que la prison. Peut-on accepter pour autrui un traitement qu’on n’accepterait pas pour soi-même ?

Vous est-il interdit de parler du contenu de l’affaire ?

Aucun écrit en ce sens n’est jamais parvenu au comité de défense. La correspondance a été adressée à la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), pas aux avocats.

Alors que peut-on en dire ?

Les dossiers sont vides. Il n’y a absolument rien. Aucune preuve n’a été apportée. En réponse aux députés qui lui demandaient au Parlement « que reproche-t-on à ces gens là ? », la ministre de la Justice s’est contentée de dire : « Les accusations sont nombreuses. »

Effectivement, il n’y a pas moins de 17 chefs d’accusation, et tous passibles de peine de mort. Le problème, c’est qu’il n’y a aucune preuve, aucun fait qui les étayent. Qu’ont fait exactement les uns et les autres ? On l’ignore.

Qu’en concluez-vous ?

Jusqu’à présent, ils n’arrivent pas à trouver de preuves ou de faits. Ils s’appuient sur les témoignages de sources désignées par « XX » ou « XXX » qui n’évoquent ni Khayam, ni Issam, ni Ridha, ni Jawher, ni Abdelhamid… et ne parlent que de Kamel Eltaief, et d’autres personnes qui sont à l’étranger.

Sans compter les ouï-dire qu’ils rapportent et qui sont passés par trois personnes différentes : « Une amie aux États-Unis a une amie en Angleterre à laquelle on aurait dit qu’un complot se préparait à l’ambassade de Tunis à Bruxelles… »

La même source va jusqu’à citer Bernard-Henri Lévy, qui n’a rien à voir dans cette affaire puisque rien dans les téléphones ou les ordinateurs n’atteste un lien quelconque avec lui

Depuis le 25 février 2023, le jour de l’émission du mandat de dépôt, aucun des détenus n’a revu le juge, qui s’est absenté quatre fois et a ordonné par deux fois pour son instruction des expertises des téléphones qui se sont révélées toutes infructueuses. Puis pour trouver un lien entre Khayam et Kamel, il auditionne à nouveau la fameuse source « XX », elle-même en prison depuis 2015, qui lui assure que « Kamel Eltaief et Khayam Turki sont amis mais personne ne le sait ». Comment peut-on accorder du crédit à ce genre de propos ?

Beaucoup estiment qu’une éventuelle libération serait possible à l’issue de la période préventive…

Cela peut-être bien plus long. Ils vont essayer de clore l’instruction avant le délai des 14 mois et renvoyer l’affaire devant la chambre criminelle. Il n’y aura alors plus de délai et ils seront à la disposition de la justice. Cela peut durer deux, trois ans. Nous avons perdu espoir, mais nous résistons pour maintenir la mobilisation, notamment avec différentes actions prévues ce mois de février.

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