La Tunisie vendra-t-elle les bijoux des beys, et des Ben Ali ?

Il a suffi que la ministre des Finances déclare devant les députés qu’un inventaire des bijoux détenus dans les coffres du Trésor – ceux des beys, ainsi que ceux confisqués au clan Ben Ali – était en cours pour relancer les fantasmes.

Des bijoux ayant appartenu à la famille Ben Ali exposés lors d’une vente aux enchères, à Gammarth, près de Tunis, le 22 décembre 2012. © FETHI BELAID/AFP

Des bijoux ayant appartenu à la famille Ben Ali exposés lors d’une vente aux enchères, à Gammarth, près de Tunis, le 22 décembre 2012. © FETHI BELAID/AFP

Publié le 16 février 2024 Lecture : 5 minutes.

Bijoux, décorations, tableaux… Le mystérieux destin du patrimoine des beys après l’avènement de Bourguiba suscite toujours autant de spéculations, et les biens confisqués à la famille Ben Ali après 2011 sont encore venus grossir le « trésor » supposé. Si bien que lorsque la ministre des Finances, Sihem Nemsia, a évoqué, durant la discussion d’un amendement de la loi portant sur les métaux précieux au parlement, qu’un inventaire était en cours, les esprits ont commencé à s’enflammer. D’autant que si la ministre n’a pas expliqué clairement l’objectif de cet opération de recensement, elle a tout de même déclaré que l’État ne pouvait vendre ces pièces qu’à un juste prix. Alors, les autorités s’apprêtent-elles à disséminer les bijoux de famille ? Et si oui, quel montant peuvent-elles espérer en tirer ? Retour sur ce fameux « trésor des beys », dont l’importance réelle est souvent surestimée.

Il faut remonter au 25 juillet 1957, en début de soirée, pour reprendre le cours de cette histoire. Ce soir-là, une délégation se présente au palais beylical de Carthage, l’actuelle Beït El Hikma, et signifie au souverain régnant, Lamine Bey, que la Constituante vient de proclamer à l’unanimité la République. Quand Lamine Bey quitte le palais, vêtu d’une simple jebba de lin blanc, la Tunisie tourne la page de la monarchie beylicale, instaurée deux siècles et demi auparavant.

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Une fin de règne inéluctable, d’autant que le pays, qui venait d’obtenir son indépendance – en 1956 –, aspirait à la modernité, ou en tout cas à un autre système politique.

Pour certains, c’était le début de temps nouveaux, pour d’autres, un saut dans l’inconnu : c’est le cas des membres de la famille beylicale, dont certains ont été mis aux arrêts et traités sans ménagement. Une attitude qui sera reprochée à Bourguiba, devenu président de la République après avoir juré fidélité au bey, dont il était le dernier Premier ministre.

Chasse au trésor

La mémoire collective a retenu les événements qui ont émaillé ces jours-là mais n’a jamais pu distinguer le vrai du faux sur le destin des fameux bijoux des beys. Soixante-cinq ans plus tard, la question divise encore l’opinion : régulièrement, des descendants des beys assurent que parures et joyaux ont été détournés par Wassila Bourguiba, épouse du fondateur de la Tunisie moderne, comme pour entacher de corruption la République naissante.

Pourtant, selon des témoignages recueillis lors d’un reportage d’Al Hiwar Attounoussi, dont celui de l’époux de Salwa Bey, petite-fille de Lamine, l’épouse de Bourguiba empruntait des pièces pour certaines grandes occasions puis les restituait à la trésorerie. Le dernier inventaire, effectué en 1992, atteste de ces mouvements mais rien n’est consigné concernant les emprunts effectués plus tard par Leïla, la femme du président Ben Ali. Des registres mal tenus, des pièces jamais exposées… laissent libre cours à toutes les spéculations.

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La proclamation de la République a donné le top départ à une chasse au trésor : où étaient les bijoux de l’ancienne famille régnante, ceux qui ont été confisqués et versés au Trésor de l’État ? « J’ai vu un agent de l’État chargé de l’inventaire se servir dans ce qui avait été saisi. Il est devenu rapidement un important industriel », témoigne Zeina Mahjoub, fonctionnaire de la Trésorerie générale qui n’a jamais été entendue par les autorités.

Des soupçons ont conduit à l’arrestation en 1958 de l’ancien Premier ministre Tahar Ben Ammar et de sa femme, Lella Zakia Ben Ayed, accusée d’avoir dissimulé des bijoux confiés par Lella Jenaina, épouse du bey. L’affaire avait débuté par la découverte d’une valise contenant des bijoux de valeur chez un certain Ernest Spiteri à Salambô, à deux pas du palais.

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Dans la foulée, le prince héritier M’hamed, son fils Rafet et Lella Jouda, belle-fille du bey, ont été inquiétés pour recel de biens mal acquis. Lella Zakia reconnaît avoir détenu des bijoux avant de les transmettre à son frère. Les enquêteurs piétinent et n’hésitent pas à interroger la femme du bey, Lella Jenaina, de manière si brutale qu’elle succombera à ses blessures après avoir perdu l’usage de la parole. Mais le pactole reste introuvable.

Au fond du jardin

Certains jugent pour leur part que les bijoux ont une valeur inestimable et amalgament aux joyaux personnels les décorations précieuses, propriété du pays. La bague en diamant de Lamine Bey, qui lui aurait été retirée à sa mort, n’aurait pas été confisquée par les hommes de Bourguiba mais remise à sa fille aînée, selon le prince Slaheddine.

D’autres, pour étayer la thèse d’un trésor extraordinaire, se focalisent sur les pièces connues qui apparaissent de temps à autre dans des ventes aux enchères européennes. À Monaco, en 2015, une émeraude qui ornait la ceinture d’apparat du bey a été vendue.

« À les entendre, le trésor des beys de Tunis serait équivalent à celui de la couronne d’Angleterre –­il n’en est rien », dément Hichem Kacem, descendant des beys, éditeur et auteur de Beylicat, une histoire de la dynastie husseïnite. Il rappelle que quelques pièces importantes ont bien existé et qu’il s’agissait souvent de cadeaux d’autres souverains, comme l’œuf de Fabergé d’Ali Bey, mais reconnaît aussi qu’il n’y a pas eu de réelle préservation du patrimoine.

La famille, effrayée par les événements, avait effectivement dissimulé des objets de valeur et des bijoux. « Ils ont été parfois enterrés au fond de jardins et récupérés par leurs propriétaires après la destitution de Bourguiba en 1987 », précise Hichem Kacem.

Parures dispendieuses

D’autres taisent les informations qu’ils détiennent tandis que, parfois, des pièces resurgissent et changent de main dans la plus grande discrétion. « Sauf celles figurant au catalogue de maisons de vente européennes, signale un antiquaire. Dans mes souvenirs, des petits-neveux, profitant du grand âge de leur tante [l’une des filles du bey, NDLR], ont remplacé certains bijoux par des copies et ont écoulé les originaux en France », raconte une parente par alliance.

Toutes les belles pièces n’ont pas quitté le territoire, mais ont souvent été vendues au fil des années et des besoins à travers le réseau de joailliers connus de la place de Tunis. « Dans les années 1960-1970, il était de bon ton pour un époux d’offrir des décorations beylicales enrichies de pierres précieuses en guise de cadeau de noces à la mariée », se souvient un ancien du souk aux bijoux, qui rappelle que, jusqu’au protectorat, en 1881, les Husseïnites offraient des bijoux en signe d’allégeance à la Sublime Porte.

Abdessattar Amamou, lui aussi descendant des beys, rappelle que le train de vie des souverains n’avait rien de fastueux, malgré leur innombrable domesticité. Il se rapprochait plutôt de celui de notables que de souverains. Les bijoux et les tableaux constituaient des valeurs refuges en cas de coup dur.

« N’ayant pas de rôle dans la vie publique, les femmes n’avaient que de rares occasions d’exhiber ces parures dispendieuses et en possédaient peu. On ne peut parler de trésor de la couronne, surtout que les beys, comme Ahmed Bey Ier, ont parfois renfloué les caisses du pays avec leurs biens propres », relativise l’historien.

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