Tunisie, Maroc, Algérie : l’abattage des chiens errants en question

Au Maghreb, l’extermination des chiens errants est de plus en plus décriée par les associations de défense des droits des animaux, d’autant qu’elle ne permet pas de faire reculer le nombre de cas de rage et de morsures.

Des chiens recueillis par l’association de protection des animaux Bouhnash, à l’Ariana, près de Tunis. © FETHI BELAID/AFP

Des chiens recueillis par l’association de protection des animaux Bouhnash, à l’Ariana, près de Tunis. © FETHI BELAID/AFP

Publié le 10 mars 2024 Lecture : 7 minutes.

Un pincement à l’arrière de la jambe. C’est ce qu’a ressenti Meryem Belkaïd en marchant dans le village touristique de Sidi Bou Saïd, au nord de Tunis. Mordue par une chienne errante, la professeure universitaire n’a pas paniqué, elle était juste un peu sous le choc. « J’avais anticipé une éventuelle agression parce qu’elle était entourée de ses chiots mais je m’étais délibérément éloignée et je ne l’avais pas regardée. Elle est venue en catimini par derrière », explique-t-elle. Elle oublie l’incident, mais, sur les conseils d’amis, elle va finalement se faire vacciner contre la rage le lendemain à l’Institut Pasteur.

Sur place, elle comprend que son cas est loin d’être isolé ; la salle d’attente est pratiquement remplie de cas similaires. « Lors de ma seconde injection, la salle était bondée, entre ceux qui venaient se faire vacciner pour des voyages et ceux qui avaient été mordus. Une femme avec un bandage nous a montré la photo d’une morsure profonde et pas belle à voir », explique Meryem, qui ajoute que ce récit a déclenché ensuite une conversation avec d’autres victimes de morsures. « Je me suis demandé “comment se fait-il qu’on soit aussi nombreux et, surtout, qu’il y ait une forme de résignation face à ce phénomène ?” », raconte-t-elle.

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Le cas de Meryem reflète les débats actuels en Tunisie autour des chiens errants, un phénomène devenu endémique. En cause, les campagnes d’abattage, qui provoquent l’indignation sur les réseaux sociaux et traduisent la difficulté des autorités à gérer autrement la prolifération des bêtes dans certains quartiers, potentiels réservoirs de rage.

14 000 vaccinations antirabiques en Tunisie en 2023

S’il n’y a pas de chiffres officiels sur le nombre de chiens errants dans le pays (les derniers chiffres remontent à 2010, où 600 000 chiens avaient été abattus), les statistiques de l’Institut Pasteur témoignent d’une réelle augmentation des morsures ces dernières années. De 8 000 en 2018, le nombre de prises en charge pour le vaccin antirabique à l’Institut Pasteur est passé à 14 000 en 2023, et les décès par la rage sont passés de 3 par an en moyenne à 5 en 2023. Et on enregistre déjà 1 victime en 2024.

Parallèlement, les campagnes d’abattage de chiens errants se poursuivent, comme en témoignent les appels réguliers des associations de défense animale à arrêter cette pratique, normalisée depuis des années. « Nous ne sommes pas du tout en train d’avancer dans le bon sens, au contraire, nous reculons », déplore Nowel Lak, qui gère un refuge pour animaux.

Trap-Neuter-Release

Elle a participé depuis 2017 à de nombreuses actions avec les municipalités pour soutenir la méthode du TNR (Trap-Neuter-Release, « capture, stérilisation, retour »), mais admet que, faute de moyens et d’une stratégie nationale, ces initiatives restent circonscrites à quelques municipalités et sont souvent ponctuelles. « Aujourd’hui, les refuges sont saturés, l’abattage est encore plus présent qu’avant et les gens ont peur des chiens, donc c’est épuisant, on a l’impression de s’agiter dans le vide », regrette-t-elle.

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Cette absence de progrès est due à plusieurs facteurs selon Sonia Kechaou, médecin au service des vaccinations internationales de l’Institut Pasteur. « Pendant la période du COVID, il y a eu un relâchement dans la gestion des ordures ce qui a participé entre autres à une augmentation du nombre des chiens errants. Par ailleurs, les initiatives menées par les municipalités pour la vaccination des chiens errants étaient ponctuelles, alors que la vaccination animale doit être annuelle ce qui pourrait être une fausse sécurité pour les citoyens qui ne sont pas forcément sensibilisés à la question de la rage », explique la médecin. Le problème a aussi un coût économique. L’État tunisien dépense près de 6 millions de dinars par an, soit environ 2 millions d’euros, pour le vaccin antirabique, qui est gratuit.

Sensibiliser la population

«  Les frais de la prise en charge en Post-exposition revient beaucoup plus cher que les campagnes de vaccination de masse des chiens, il y a des études qui prouvent qu’en vaccinant 70% des chiens chaque année, on peut éradiquer la rage en dix ans et donc éviter l’abattage » soutient Mariem Handous, vétérinaire à l’Institut Pasteur. Samia Menif, directrice de l’Institut, souligne que les efforts de coordination entre les différents intervenants sont assez limités. « C’est un problème qui concerne de nombreux ministères : santé, agriculture, intérieur et affaires locales donc c’est un défi de mettre en place une stratégie commune » dit-elle.  La population doit être aussi sensibilisée davantage « au lieu de donner à manger au chien errant près de chez soi, il vaut mieux l’emmener se faire vacciner » ajoute-t-elle.

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Ces dernières années, un autre phénomène a émergé : l’absence de contrôle sur les élevages de chiens destinés à l’adoption par des particuliers. « C’est devenu la mode d’avoir un chien. Donc les gens en achètent chez des éleveurs, parfois sans vérifier qu’ils ont un carnet de santé ni s’occuper de la vaccination. Ensuite, quand il y a des abandons, ces chiens se retrouvent mêlés aux animaux errants et deviennent eux-mêmes exposés à la rage ou à d’autres maladies », explique Nowel Lak.

Victoire du tissu associatif au Maroc

Au Maroc, où le phénomène existe aussi et a suscité des manifestations de la société civile contre l’extermination des chiens de rue, le tissu associatif a eu gain de cause dans certaines villes, comme à Tanger, où Salima Kadaoui a mis en place une association, la SFT Animal Sanctuary, avec laquelle elle a vacciné et déparasité près de 7 000 chiens en collaboration avec les habitants et les autorités locales. Et où 4 000 chiens ont fait l’objet du programme CNVR (Catch-Neuter-Vaccinate-Release).

« Mais le plus gros travail reste celui de l’éducation, explique-t-elle. C’est en allant dans les écoles que l’on change les mentalités. On explique aux enfants comment réagir face aux meutes, ne pas avoir peur du chien. Nous avons aussi des équipes de bénévoles et des gardiens dans les quartiers qui savent capturer les animaux, repérer les groupes auxquels on doit faire le rappel du vaccin. »

Son objectif : faire de Tanger la première ville du royaume sans aucun cas de rage et mettre fin à l’abattage qui, outre sa cruauté, crée une dispersion des chiens et empêche un réel suivi pour leur vaccination. « Il ne faut pas minimiser non plus l’impact de l’abattage sur les humains et sur les enfants », ajoute-t-elle, citant une récente observation du Comité des Nations unies pour les droits de l’enfant (GC26) qui recommande que les enfants soient protégés de la violence infligée aux animaux, notamment via la chasse et la tauromachie. « C’est la même chose pour l’abattage, cela laisse des traumas et entretient une peur du chien dès l’enfance », ajoute Salima.

Vers la mise en place d’« appâts de rage »

En 2019, le Maroc avait signé une convention d’application de la méthode CNVR (Catch, Neuter, Vaccinate, Release) pour lutter contre la prolifération des chiens errants, entre le ministère de l’Intérieur, celui de la Santé et l’Ordre national des vétérinaires. L’idée était aussi de mettre en place des « appâts de rage », c’est-à-dire cacher le vaccin dans un appât, comme l’a fait la France pour gérer les cas de rage chez le renard ou le loup.

Mais le programme n’a pas encore été appliqué selon Salima. Le sauvetage et la prise en charge des chiens dépendent surtout d’un réseau associatif très actif, avec différentes associations de défense des animaux réparties entre Agadir, Marrakech, Rabat, Casablanca, Oujda. La majorité réclame que l’État se repose sur les associations en attendant de mettre en place des dispensaires publics pour appliquer la méthode CNVR.

Lutte contre la « Galoufa » en Algérie

En Algérie, des cas de rage ont également été recensés et les morsures sont aussi nombreuses. Comme en Tunisie, le coût économique du vaccin est important. La vétérinaire Haïfa Rezagui a fondé en 2020 l’Association algérienne de lutte contre la rage et se bat contre la « Galoufa », la pratique de capture par les services municipaux qui conduit à l’abattage systématique des chiens.

« Cela fait dix-sept ans qu’on lutte contre les abattages, il n’y a aucune législation en la matière. Le fait qu’on nous laisse travailler montre quand même un soutien mais il faudrait plus », explique Haïfa Rezagui. Elle aussi parle du problème des chiens errants récupérés pour en faire des chiens de garde dans les chantiers de construction. « Quand le chantier est fini, ils sont abandonnés sur place et cela crée des meutes qui effraient les habitants », explique-t-elle.

Pour Mariem Handous de l’Institut Pasteur à Tunis, ces similarités entre chaque pays du Maghreb et le problème commun de l’abattage pourraient être un moteur pour une alliance transmaghrébine afin de lutter plus efficacement contre cette pratique et éradiquer la rage. « L’échange d’expérience entre les pays pourrait être bénéfique mais le fait d’appliquer ensemble une politique forte pour mettre fin à la rage peut aussi servir d’exemple dans la région et en Afrique » conclut-elle.

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