Véronique Tadjo : « La mémoire du génocide des Tutsi est une mémoire brûlante »

En 1998, l’écrivaine ivoirienne Véronique Tadjo a participé à « Rwanda : écrire par devoir de mémoire ». Près de trente ans plus tard, elle revient sur cette expérience et sur l’écriture de son livre « L’Ombre d’Imana », alertant du devoir moral de participer au processus de paix entre Kigali et Kinshasa.

Véronique Tadjo à son domicile à Londres, en novembre 2017. © Richard Cannon pour JA.

Véronique Tadjo à son domicile à Londres, en novembre 2017. © Richard Cannon pour JA.

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Publié le 5 avril 2024 Lecture : 6 minutes.

Dans les années 1980, quand j’ai commencé à écrire à Abidjan, c’était en quelque sorte dans le vide. Pas dans le sens où je n’avais aucune tradition littéraire. Au contraire, j’avais lu beaucoup de poésie, principalement Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud et Jacques Prévert, mes préférés. J’avais aussi lu avec passion les poètes du mouvement de la négritude, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. Leur engagement politique tissé de lyrisme m’avait conquise. D’un autre côté, J’avais réalisé très tôt que je vivais dans une société où les inégalités et la pauvreté représentaient de véritables problèmes.

Quand je dis que j’écrivais dans le vide, c’est que ma propre production n’avait pas de passé. Je n’étais alourdie par rien. Après Latérite (Hatier, 1984), mon premier recueil de poèmes, je me suis aventurée dans la prose poétique sans jamais vraiment devenir une « romancière », au sens conventionnel du mot.

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Je considère mes écrits davantage comme des « récits », c’est-à-dire des textes dont le genre n’est pas défini. Mais chaque œuvre s’est accompagnée d’une prise de conscience croissante de la responsabilité de mon rôle d’écrivaine.

Le grand tournant est advenu une décennie plus tard avec « Rwanda, écrire par devoir de mémoire », un projet initié par Nocky Djedanoum et Maïmouna Coulibaly. L’objectif du projet était d’écrire sur le Rwanda post-génocide.

« Ma vie n’avait pas été impactée par le génocide »

Quand je repense au livre que j’ai publié après mes séjours au Rwanda, L’Ombre d’Imana, voyages jusqu’au bout du Rwanda (Actes Sud, 2000), je me souviens encore à quel point j’étais intimidée par l’ampleur du sujet. J’ai alors pris une décision clé : me positionner en tant que personne venant de l’extérieur et non pas comme témoin. Je ne pouvais pas faire autrement, puisque je n’avais aucun lien particulier avec le pays. Tout ce que j’avais, c’était un bon ami rwandais.

Au-delà, ma vie n’avait pas été impactée par le génocide. Par conséquent, il était évident pour moi que si je voulais être honnête envers moi-même et envers ceux et celles qui me liraient, je devais dire d’où je venais dès le début. Cependant, j’étais convaincue qu’en tant qu’écrivaine et artiste panafricaine, il me fallait échapper aux limites de mon identité nationale. J’avais besoin d’aller au Rwanda pour mieux comprendre à quel point nos vies étaient de plus en plus imbriquées.

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J’ai conçu L’Ombre d’Imana après deux voyages successifs à Kigali, en 1998 et 1999. Le premier voyage était centré sur le contact initial avec les gens et la découverte des lieux du génocide. Le deuxième voyage était plus introspectif, abordant des questions sur la nature humaine.

Équilibre entre fiction et faits historiques

Entre-temps, j’ai écrit des histoires issues de mon imagination mais ancrées dans ma perception du Rwanda. J’ai choisi de composer des textes courts dans lesquels on entend les gens parler, raconter leurs histoires. C’est une sorte de mosaïque de voix, et chacune d’entre elles est à la fois autonome et rattachée aux autres en raison du drame qui les lie. Je voulais montrer que le génocide avait touché de nombreuses personnes, toutes sortes de personnes, directement ou indirectement.

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Mes deux plus grands défis, lorsque j’ai commencé à écrire, furent les suivants : trouver un équilibre entre la fiction et les faits historiques et adopter un style pouvant rendre hommage aux victimes. Dans l’un des chapitres du livre, « La colère des morts », ceux qui ont été tués expriment avec force leur colère et leur indignation face à la cruauté des vivants. Selon beaucoup de cultures africaines, les morts ne sont pas morts. Ils sont autour de nous et continuent d’influencer notre existence.

Le rôle funeste de Radio Mille collines

J’ai beaucoup appris en allant à Kigali et cela m’a donné une grande leçon d’humilité. D’avoir rencontré au Rwanda des gens comme vous et moi, des gens que l’on voit tous les jours en Afrique ou ailleurs, m’a vraiment bouleversée. J’ai compris que les règles de la société que nous suivons dans notre vie ordinaire et qui nous aident à fixer des limites bien définies à nos actions, pouvaient voler en éclats face à la haine. Il est désormais connu qu’au Rwanda, la Radio-télévision libre des Mille Collines [RTML], très écoutée, a joué un rôle funeste dans la propagation des massacres en utilisant un vocabulaire qui déshumanisait les Tutsis.

Les extrémistes hutus ont systématiquement attisé les antagonismes. Pourtant, les Tutsis et les Hutus parlent la même langue, le kinyarwanda, ont les mêmes coutumes ancestrales et partagent la même religion catholique. Mais rien de tout cela n’a pu empêcher le génocide. Cette rupture vient de la construction de l’« Autre » dont le romancier et historien Amin Maalouf parle dans son livre Les identités meurtrières (Grasset, 1998). L’appartenance ethnique peut devenir une menace majeure pour la stabilité sociale d’un pays lorsqu’elle est manipulée par une élite motivée par des ambitions politiques. C’est ainsi que l’on façonne des meurtriers.

Écrire sur le génocide au Rwanda a été particulièrement difficile en raison de la représentation négative du continent africain que l’on retrouve trop souvent dans les médias et la culture populaire de par le monde. J’étais tiraillée entre le désir de rendre la réalité aussi fidèlement que possible et le sentiment tenace que cela pouvait renforcer des stéréotypes. C’est un dilemme avec lequel beaucoup d’écrivains et d’écrivaines africains doivent vivre et apprendre à résoudre du mieux possible. Mais une chose est certaine : le silence serait la pire option et marquerait la fin de notre humanité.

Reconstruire Kigali dévasté après 1998

Les récits personnels m’ont permis de remettre la dimension humaine au centre de la tragédie. Car c’est à travers ces histoires particulières que l’on se rend le mieux compte qu’il existe des mondes différents du nôtre, que l’on peut se mettre à la place des autres et briser l’indifférence. Écrire implique le refus d’accepter le monde tel qu’il est, tout en demandant aux lecteurs et aux lectrices d’y entrer par la porte de derrière. C’est cette tension entre le désespoir et l’espoir qui a nourri ma narration.

Trente ans plus tard, j’ai le sentiment que le projet « Rwanda, écrire par devoir de mémoire » m’a liée au Rwanda. J’y suis retournée plusieurs fois. Quand nous sommes allés à Kigali en 1998, c’était la dévastation. Il n’y avait plus rien. Tout était à refaire. Les sites de commémoration avaient été construits à la hâte pour exposer la réalité crue des tueries. Aujourd’hui, les progrès dans le pays sont énormes à tous les niveaux.

Trente ans, c’est à peu près le temps d’une génération. Quelles sont les aspirations des jeunes Rwandais ? Veulent-ils s’affranchir du passé ou cherchent-ils toujours à le déchiffrer ? La mémoire du génocide est une mémoire brûlante. Dans quel sens influence-t-elle encore les décisions politiques concernant le maintien de la sécurité nationale à l’intérieur des frontières et à l’extérieur ?

Devoir moral pour la paix entre la RDC et le Rwanda

La guerre en RDC ne fait qu’empirer dans l’est du pays. Plusieurs États africains, dont le Rwanda, sont pointés du doigt. Le Congo accuse son voisin de soutenir les attaques des membres du M23 (Mouvement du 23-Mars) ; pour sa part, le Rwanda accuse la RDC de soutenir le FDLR (les Forces démocratiques de libération du Rwanda), un groupe paramilitaire qui comprend d’anciens génocidaires. Le Congo et le Rwanda nient ces accusations réciproques, mais la tension monte et la situation paraît d’autant plus difficile à démêler à cause des différents facteurs qui entrent en ligne de compte.

En attendant, ce sont les populations civiles qui souffrent. Plusieurs millions de morts depuis le début de ce que l’on appelle « La première guerre du Congo » (1996/1997), des millions de déplacés de force et des centaines de milliers de personnes entassées dans des camps de réfugiés ou vivant dans la misère à l’intérieur d’un pays aux richesses naturelles abondantes.

Malgré les efforts régionaux et internationaux, la paix en RDC semble toujours hors de portée. Et l’État congolais se montre incapable d’y remédier. Il est de notre devoir moral à tous et à toutes d’œuvrer pour que cette guerre prenne fin.

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