Le Pen et la torture en Algérie : crime individuel, crime d’État

Dans un essai, l’historien Fabrice Riceputi revient sur les sévices qu’aurait commis le leader d’extrême droite pendant la guerre d’Algérie, en 1957.

Jean-Marie Le Pen décoré par le général Massu, à la villa Sésini, à Alger, à la fin de mars 1957. © DR

Jean-Marie Le Pen décoré par le général Massu, à la villa Sésini, à Alger, à la fin de mars 1957. © DR

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Publié le 26 avril 2024 Lecture : 4 minutes.

« Le Pen et la torture » était le titre d’un chapitre de la biographie Le Pen, une histoire française, écrite par Philippe Cohen et Pierre Péan. Les deux journalistes-essayistes concluaient que le fondateur du Front national avait « brutalisé » des Algériens mais qu’il ne les avait pas torturés. L’historien Fabrice Riceputi reprend ce titre dans son essai, Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, mais il lui fait dire tout à fait le contraire. Dans un chapitre intitulé « Dénégations mensongères », il démonte point par point l’argumentation des deux journalistes de la manière limpide, documentée et rigoureuse qui caractérise l’ensemble de son texte.

Poujadistes contre Guy Mollet

Avant cela, Fabrice Riceputi reconstitue, autant que les archives et les témoignages le permettent, le parcours de Jean-Marie Le Pen entre le 28 décembre 1956 et le 31 mars 1957.

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Alors âgé de 28 ans et député, il s’engage volontairement en Algérie, tout comme il l’avait fait lors de la guerre d’Indochine, en 1954-1955. Le groupe poujadiste auquel il appartient au Parlement n’a pas voté la loi sur les pouvoirs spéciaux présentée par Guy Mollet en mars 1956 car « [ses membres] l’ont jugée insuffisamment répressive », rappelle l’historien.

Son séjour en Algérie « s’apparente à une sorte de tourisme militaire par idéologie colonialiste et anticommuniste » et, « s’il est à Alger, c’est avant tout pour faire la promotion de son mouvement et surtout la sienne, dans une surenchère pro-Algérie française avec les autres courants politiques. » Mais, ajoute, Riceputi, « il ne passe pas inaperçu ».

Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire.

Jean-Marie Le Pen, dans le journal CombatFondateur du Front national

La torture, Le Pen a reconnu publiquement et par deux fois, en 1957 et en 1962, l’avoir pratiquée. Parmi ses aveux, cet extrait du journal Combat : « Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire. Quand on amène quelqu’un qui vient de poser vingt bombes qui peuvent éclater d’un moment à l’autre et qu’il ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre. »

Pourtant, jusqu’à l’année 2000, il gagne tous les procès en diffamation qu’il a intentés contre ceux qui l’accusent de ce crime, à la fois amnistié et prescrit. L’historien dénonce ainsi la grande complaisance de l’État français, malgré l’existence de multiples preuves et témoignages : « D’où un contexte judiciaire absurde, dans lequel on est condamné non pour avoir commis des crimes, mais pour les avoir avoués. »

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Poignard des Jeunesses hitlériennes

Dans les années 1990, le contexte politique change et le devoir de mémoire devient une exigence qui s’étend aux crimes commis pendant la guerre d’Algérie. Plusieurs historiens brisent les tabous. Et, affirme Riceputi, « le changement politico-mémoriel des années 1990 a aussi affecté la justice. » Ainsi, en 2000, Michel Rocard, l’ancien Premier ministre, qui avait accusé Jean-Marie Le Pen d’avoir torturé, tout comme l’historien Pierre Vidal-Naquet l’année suivante.

Les enquêtes de Florence Beaugé, journaliste au Monde, précisent les circonstances dans lesquelles ces actes de torture auraient été commis. Des témoignages concordants et des preuves matérielles sont apportés, dont un poignard des Jeunesses hitlériennes portant l’inscription « JM Le Pen 1er REP ». Un légionnaire de son régiment dépeint ainsi le député poujadiste : « J’ai vu des sadiques, ce qui n’était pas le cas de Le Pen, mais rarement des officiers qui s’engagent de telle façon. Il tapait sur un type qui était déjà bien entamé. Et encore branché à la “gégène” ». Le Pen attaque Le Monde en diffamation, le journal est relaxé en 2003.

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« Aphasie coloniale »

Le Pen s’était engagé pour six mois, mais cette période a été écourtée. Des actes de torture, qui auraient été commis le 1er et le 8 mars 1957, lui valent des dépôts de plainte au commissariat. Jusqu’à quelques heures avant son départ d’Algérie, il se fait remarquer par sa cruauté. Le veilleur de nuit d’un hôtel refuse d’ouvrir sa porte au lieutenant, ivre, parce que l’établissement est fermé. Le Pen le frappe, le menace d’une arme, puis l’enlève et le jette dans une villa où il est « mis au tombeau », c’est-à-dire enfermé dans une fosse creusée dans le sol et recouverte de barbelés, rapporte l’historien.

Dans son essai, Fabrice Riceputi rétablit la vérité historique sur des actes de torture commis par un homme et sur l’État français qui a systématisé cette pratique, puis l’a dissimulée. S’agissant du premier, le déni persiste. C’est d’ailleurs à la suite d’une série documentaire diffusée sur France Inter et où l’on affirmait que Le ­Pen n’avait pas torturé que Riceputi s’est lancé dans la rédaction de son ouvrage.

Cet aveuglement est caractéristique de l’ « aphasie coloniale », selon le terme qu’il emprunte à l’historienne Ann Laura Stoler et qui désigne « une impossibilité chronique à dire ce qui est pourtant parfaitement su : au nom de la République française et par elle furent perpétrés, en Algérie et dans bien d’autres colonies, des crimes contre l’humanité. » L’historien évoque aussi l’ADN du Front national, pétri d’antisémitisme et de nostalgie coloniale. Une piqûre de rappel salutaire alors que son avatar « dédiabolisé », le Rassemblement national, est, en France, aux portes du pouvoir.

Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, de Fabrice Riceputi, éd. Le Passager clandestin, 144 pages, 17 euros.

« Le Pen et la torture », de Fabrice Riceputi. Le Passager clandestin, 144 pages, 17 euros.

« Le Pen et la torture », de Fabrice Riceputi. Le Passager clandestin, 144 pages, 17 euros.

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