École pour filles en Tunisie, en 1921. © Montage JA; Wikipedia
École pour filles en Tunisie, en 1921. © Montage JA; Wikipedia

Il y a un siècle, Fatma Mourali, première Tunisienne à obtenir le brevet

Aujourd’hui encore, l’analphabétisme des femmes et l’inégalité d’accès aux études reste un problème en Tunisie. Il y a un siècle, pourtant, une jeune fille de Tunis a montré la voie en devenant la première à obtenir un diplôme dans le pays. Un événement salué par ses contemporains.

Publié le 8 mai 2024 Lecture : 4 minutes.

De g. à dr. : les Tunisiennes Houda Bakir, Karima Brini, Dorsaf Ganouati et Sarah Laajimi. © Montage JA; Photo12/Alamy/ZUMA Press; Wikipedia; DR
Issu de la série

En Tunisie, ces femmes qui ont bousculé l’ordre établi

Alors que le Maghreb dans son ensemble est secoué par les luttes féministes, qui se heurtent à de très fortes résistances, un pays s’est toujours distingué sur ce point dans tout le monde arabe : la Tunisie. Une singularité qui doit beaucoup à quelques femmes audacieuses dont Jeune Afrique brosse ici le portrait.

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Habiba Karaborni avait pris l’habitude de ne plus chercher sa fille Fatma. Elle savait qu’elle la retrouverait recroquevillée en haut des escaliers qui conduisaient au premier étage de la maison familiale d’El Hajjamine, à Tunis. Rien ne pouvait déloger la petite fille, qui semblait fascinée par tout ce qu’elle entendait, bien à l’abri sous la rambarde de bois sculpté. Depuis quelques mois, en ce début de XXsiècle, une institutrice, Hallouma Bint El Fakhri, occupait les lieux et dispensait un enseignement de base à des jeunes musulmanes que leurs parents souhaitaient doter d’un niveau d’éducation sans les voir intégrer un établissement comme l’école Millet, futur Lycée de la rue du Pacha, qui véhiculait une forte empreinte coloniale.

Fatma, du haut de ses 7 ans, buvait littéralement les paroles de cette jeune femme à la patience infinie qui introduisait des rudiments de lecture et de calcul, en même temps qu’elle enseignait la tapisserie, la broderie et l’art de la chebka, cette fine dentelle tunisienne. L’institutrice avait remarqué Fatma, qui au fil des semaines s’était discrètement insérée dans le petit groupe de fillettes un peu plus âgées.

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Diplômée en 1921 et reçu par Nacer Bey

Habiba, la mère, n’y voyait pas d’inconvénients tant que cela occupait sa fille et lui apprenait des bonnes manières. À la veille du premier conflit mondial, en Tunisie, les Tunisiennes étaient à 99 % analphabètes, peu savaient déchiffrer le coran et le français demeurait la langue d’une élite masculine. Sur fond de réformisme, existait néanmoins le souci de donner de l’instruction aux filles. Avec l’assistance de sœurs blanches, Hallouma lance donc, en 1913, l’École primaire de la jeune musulmane, établissement connu à ce jour sous le nom d’École primaire rue des Savants, en bordure de la médina dans le faubourg sud de Bab El-Jazira.

Fatma n’était jamais aussi gaie que lorsqu’elle ânonnait son alphabet, épatant son frère Noureddine qui, lui, allait à l’école des garçons après avoir fréquenté l’école coranique. Avec la mort brutale de son époux, Mohamed Mourali, puis celle de son unique frère, Salah, traducteur tombé lors de combats en France, Habiba avait été placée sous la tutelle de son beau-frère Hassouna. À son grand étonnement, celui-ci laisse Fatma poursuivre ses cours, à la seule condition qu’elle soit accompagnée d’un adulte qui la conduise et la ramène à l’heure dite. Fatma faisait la fierté de Hallouma, l’institutrice : la petite était brillante, vive, avait une mémoire prodigieuse et une soif de savoir. Elle obtint qu’elle puisse poursuivre jusqu’au certificat d’études, puis l’encouragea à continuer le plus loin possible.

« Jusqu’à ce qu’on la marie », avait décidé l’oncle Hassouna, qui s’agaçait d’entendre Fatma s’essayer au français à force de croiser des sœurs blanches à l’école. La jeune fille n’imaginait pas plus grand bonheur que celui d’apprendre et se souviendra de ces années comme de celles d’une découverte incessante. Personne ne fit grand cas de l’examen du brevet qu’elle présenta mais tous furent bouleversés d’apprendre que leur petite Fatma l’avait obtenu haut la main, devenant la première tunisienne à obtenir un tel diplôme. On était en 1921, l’événement fit grand bruit à Tunis et Fatma fut reçue par Nacer Bey, le monarque régnant en son palais de La Marsa, où il lui remit une décoration et la donna en exemple à sa propre fille, la princesse Jenaina. De quoi motiver Fatma à étudier, encore et encore.

Assistante de Tawhida Ben Cheikh

Mais tel n’était pas le projet de l’oncle Hassouna, auquel Habiba, bien que femme de caractère, ne pouvait réellement s’opposer. Quelques jours plus tard, Fatma fut informée qu’un jeune homme, bien sous tout rapport, demandait sa main et que le mariage était fixé. De son propre aveu, il fallut longtemps à la jeune femme pour accepter un mari auquel elle imputait l’arrêt de sa scolarité. Elle confiera son chagrin à un premier gros carnet noir. Puis, toute sa vie, elle couchera, en français, ses états d’âme et les événements de sa vie sur ces pages qui ne seront découvertes qu’après sa mort.

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Mariée, Fatma reporta son ambition sur ses six enfants : tous, filles ou garçons, devaient absolument réussir en étudiant. Il n’était pas encore question d’ascenseur social, mais la lutte pour l’indépendance laissait entrevoir de nouvelles opportunités pour les Tunisiens. Fatma en était d’autant plus consciente que, devenue veuve à 25 ans et refusant de se remarier, elle s’est émancipée à sa façon en intégrant le monde du travail. Elle a été l’une des premières voix féminines de Radio Tunis dans les années 1940, où elle dispensait des conseils aux femmes. Elle y eut un petit succès au point qu’un chansonnier humoristique, Salah Khemissi, l’imita dans l’une de ses chansons. Une piètre satisfaction face à une famille qu’elle prenait en charge mais qui ne lui adressait la parole que pour sanctionner sa prise de liberté.

L’attrait de Fatma pour le savoir avait forgé chez elle une telle détermination qu’elle n’eut de cesse que chacun de ses enfants obtiennent des diplômes et des situations bien établies. Son attention, sa manière de s’adresser aux femmes, lui permirent aussi d’entamer une carrière inattendue. Elle devint l’une des assistantes de Tawhida Ben Cheikh, la première femme gynécologue tunisienne qui n’a eu le droit d’exercer dans un hôpital public qu’à l’indépendance.

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Dès 1963, les deux pionnières vivront la grande aventure du lancement du planning familial, qui concrétisait le droit des femmes de disposer d’elles-mêmes. Une étape pionnière et fondatrice durant laquelle Fatma, assistante sociale à l’hôpital Charles-Nicolle, pratiquera un féminisme au quotidien en refusant de se joindre aux mouvements et associations promues par l’État. « La première liberté est le savoir, la deuxième, ne rien devoir », écrivait dans son journal cette femme qui, comme d’autres anonymes, n’a pas attendu que le législateur lui en donne le droit pour faire acte d’émancipation.

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