En Tunisie, les évacuations de migrants prennent de l’ampleur sur fond d’hostilité grandissante

Après plus de deux semaines de démantèlement de campements de fortunes, les autorités tunisiennes ont procédé à des évacuations de migrants subsahariens dans la capitale. Ces opérations s’inscrivent dans un contexte où la Tunisie veut prouver qu’elle agit localement, face au mécontentement des habitants et à ses partenaires européens.

Camp de migrants dans le gouvernorat de Sfax, le 4 mai 2024. © HAMMI/SIPA

Camp de migrants dans le gouvernorat de Sfax, le 4 mai 2024. © HAMMI/SIPA

Publié le 6 mai 2024 Lecture : 7 minutes.

Sur fond musical, les vidéos postées sur la page Facebook du ministère de l’Intérieur montrent une opération nocturne d’évacuation de migrants à Tunis, pacifique et coordonnée avec le Croissant-Rouge tunisien. Ces images ont été tournées lors d’un coup de filet mené sur trois sites de la capitale, dans la nuit du 3 au 4 mai : un campement de migrants dans un parc au Lac, quartier d’affaires de Tunis, les installations de fortune d’autres migrants subsahariens devant les sièges de l’OIM et du HCR, à quelques encablures du premier lieu, et le complexe des jeunes, en banlieue nord de Tunis, à la Marsa, où des migrants résidaient depuis 2017.

Éparpillés dans les rues ou transportés dans une caserne

Certaines des personnes évacuées étaient en Tunisie depuis 2011, déplacés du camp de Choucha, puis placés bien plus tard dans le complexe des jeunes par le ministère des Affaires sociales. Depuis la diffusion de ces images, aucune information n’a été délivrée sur la destination de ces « près de 300 migrants », selon les chiffres d’un réseau d’ONG. « Nous avons juste pu collecter des données d’un bus qui aurait transporté des femmes et des enfants principalement, qui ensuite se sont retrouvés à errer dans la rue à Oued Zarga », explique une membre d’association qui a souhaité rester anonyme.

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Oued Zarga est une municipalité à 80 kilomètres de Tunis, sur l’axe routier reliant la capitale à la frontière algérienne. D’autres vidéos montrent des groupes de migrants éparpillés à Jendouba, au nord-ouest, et aussi à Siliana. Il peut s’agir de personnes ayant passé la frontière algérienne et tentant de rejoindre Tunis, ou de migrants qui se sont échappés des convois d’évacuation et qui tentent de revenir dans la capitale.

Certains résidents du complexe de jeunes de la Marsa ont été transportés à la caserne de Bouchoucha et doivent comparaître devant un tribunal ce 6 mai. En tout, 80 mandats de dépôt ont été émis à l’encontre de personnes interceptées lors des évacuations du week-end. « Nous n’avons pas eu de témoignage de violences commises par les autorités pendant ces évacuations, mais nous sommes en train d’enquêter pour savoir s’il y a eu des violations procédurales et surtout, où ont été laissés ces migrants. Certains viennent du Soudan et du Tchad, qui ne sont pas considérés comme des pays sûrs, donc ils sont normalement éligibles à déposer une demande d’asile auprès des représentations onusiennes en Tunisie », ajoute la travailleuse humanitaire, le pays n’ayant pas de loi sur l’asile.

Des opérations approuvées par une partie de la population

Pourquoi ces évacuations massives qui ont aussi touché la région de Sfax dans les oliveraies d’El Hamra et de Jbeniana plus tôt dans la semaine ainsi qu’un bâtiment du centre-ville où résidaient 600 migrants ? La raison officielle avancée est la dégradation de biens publics et agricoles, qui nourrit des tensions avec les habitants et nécessite leur protection. Sur le plan géopolitique, la Tunisie a aussi eu, à nouveau, la visite de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, venue parler, entre autres, de migration le 17 avril dernier. Et le pays a accueilli les 22 et 23 avril un sommet tripartite Algérie-Tunisie-Libye où il a été convenu que les trois pays lutteraient ensemble contre la migration irrégulière. « Avec le retour du beau temps et le risque de l’augmentation des départs en mer, la Tunisie tente de montrer qu’elle agit pour contrer les départs et dissuader les migrants de revenir », explique la membre du réseau d’ONG.

Cette fois, une partie de la population soutient ouvertement ces évacuations. À El Hamra, dans le campement du kilomètre 34 détruit par les autorités, plusieurs habitants témoignent des difficultés croissantes à cohabiter avec les réfugiés subsahariens installés sur place, depuis près de neuf mois pour certains. « Nous sommes une communauté d’agriculteurs, je travaille avec des femmes que j’emploie dans les champs mais ça ne fonctionne pas avec des centaines de migrants qui habitent sur place », explique Ali Dridi, un agriculteur de la région. Il montre les tuyaux d’irrigation découpés par certains migrants pour construire leur tentes et fixer les piquets en bois. « J’ai perdu presque 3 kilomètres de tuyaux de cette façon, sans compter le fait que tout est insalubre vu qu’ils n’ont nulle part où se doucher et faire leurs besoins, on n’arrive pas à travailler dans ces conditions », ajoute-t-il.

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Des femmes agricultrices dans les fermes adjacentes ont attaché des chiens dans leurs jardins « pour dissuader les migrants d’entrer car certaines viennent frapper aux fenêtres, et demander à manger ou à se loger », témoigne Naziha Hachouch, une agricultrice qui dit vivre seule et avoir peur. « J’ai 65 ans et à peine de quoi me nourrir, honnêtement on se sent envahis, ils sont trop nombreux et nous ne savons pas comment gérer ce genre de situation », dit-elle. Elle et les autres habitants disent approuver les opérations de la police, « le problème, c’est que même si leur campement est détruit, beaucoup reviennent quand même », déplore l’agricultrice. Une manifestation a eu lieu à Sfax le 4 mai rassemblant quelques centaines de personnes pour réclamer le « départ » des migrants.

« Tout ce qu’on veut, c’est partir en Europe »

Dans l’oliveraie où des Guinéens, des Maliens, des Burkinabè et des Camerounais cuisinent un poulet et tentent de se réchauffer avec des feux de camp, le désespoir domine. « Nous essayons de cohabiter comme on peut avec les habitants, on leur demande pardon s’il y a eu des problèmes. Nous tout ce qu’on veut, c’est partir en Europe, nous sommes juste de passage », explique Mustapha, un Camerounais qui montre les traces des gaz lacrymogènes et les restes du campement détruit.

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D’autres expliquent que pendant des mois, les habitants les ont laissés charger leurs téléphones dans leurs maisons en échange d’un dinar mais ces derniers temps, c’est devenu plus compliqué. Dans le campement, des bateaux en métal à moitié détruits et jetés contre les cactus témoignent des départs avortés de ces candidats à l’exil qui ont souvent tenté plusieurs fois la traversée vers l’Europe. Salvador, un Camerounais, dit s’être habitué à être chassé d’un endroit à un autre. « Nous sommes livrés à nous-mêmes, nous ne pouvons pas nous loger à Sfax, donc ici c’est notre seule solution », dit-il.

Ni un pays d’accueil ni un pays de transit

Depuis le communiqué controversé de la Présidence de la République, en février 2023, sur les « hordes de migrants » qui « menacent la démographie de la Tunisie », des campagnes sécuritaires ont été menées dans le pays pour contrôler les Subsahariens en situation irrégulière : expulsions de logements, arrestations arbitraires et retours volontaires de plusieurs milliers d’entre eux par des vols affrétés via leurs ambassades. Sans parler des déportations forcées vers le désert libyen. L’année 2023 a été le théâtre de nombreux abus. Ces campagnes ont obéi à une ligne politique claire : la Tunisie ne peut pas être ni un pays d’accueil ni un pays de transit pour les migrants subsahariens, selon les mots du président Kaïs Saïed en juillet 2023.

Depuis, les migrants qui continuent d’arriver par les frontières algériennes et libyennes sont exposés à de nombreux problèmes. Beaucoup risquent des enlèvements dans des « taxis-mafias » comme ils les surnomment. Une fois arrivés à la frontière algérienne, ne pouvant plus prendre de transport collectif à cause des contrôles policiers, beaucoup empruntent les transports clandestins que leur proposent des Tunisiens. « Nous suivons les rails du train pour marcher vers Sfax, et c’est là qu’ils viennent nous démarcher. Une fois le trajet accepté, ils nous mettent dans des fourgonnettes où l’on ne peut pas voir l’extérieur, les vitres sont teintées. Lorsque nous arrivons à Sfax, ils nous donnent à des groupes de Subsahariens qui, eux, nous emprisonnent dans une maison jusqu’à ce qu’on demande à nos familles de nous envoyer de l’argent, comme rançon. Si vous criez, on vous frappe. Moi j’ai dû payer 1 000 dinars (300 euros) pour être libéré », raconte Julien, un migrant burkinabé.

À ces réseaux de kidnapping s’ajoute une économie circulaire dans les zones d’El Hamra et de Jbeniana où les habitants monnaient l’utilisation de leurs sanitaires, les douches, les prises pour recharger le téléphone. « On paye aussi plus cher l’achat de denrées alimentaires dès que l’on va en centre-ville. Il y a un tarif spécialement pour nous », explique un migrant.

La crainte d’une nouvelle vague de déportations

À la sortie du campement, certains font le guet. D’autres circulent en bord de route, des femmes et des enfants pour la plupart, qui demandent l’aumône. Pour Romdhane Ben Amor, chargé de communication à l’association du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, le problème ne sera pas réglé uniquement par des moyens sécuritaires. « Les autorités tentent d’agir pour montrer à la population que l’État est présent mais ce n’est une solution que temporaire, il y a déjà des migrants qui reviennent sur place car ils n’ont nulle part où aller » , explique-t-il.

« Nous craignons que ces évacuations mènent vers une nouvelle vague de déportations aux frontières libyennes et algériennes », ajoute-t-il. Depuis novembre dernier, les ONG ont documenté que les migrants interceptés en mer ou lors de tentatives de départs sont déjà, pour la majorité, déportés vers le centre de détention libyen d’Al-Assaa, l’un des postes frontaliers tuniso-libyen, suite à des accords bilatéraux entre les deux pays. « Certains sont placés en détention puis reviennent, nous rencontrons des gens qui en sont à leur quatrième ou cinquième tentative de retour en Tunisie, pour partir en Europe », assure notre source au sein du réseau d’ONG.

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