Francesca Albanese (ONU) : « Le génocide n’est jamais un acte, c’est un processus »

Mandatée par l’ONU pour qualifier juridiquement les actes d’Israël en Palestine, la rapporteuse spéciale a rendu à la fin de mars un rapport très sévère, qui lui vaut depuis de nombreuses attaques. Elle estime que le respect du droit international doit être au centre des débats.

Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, à Genève, en Suisse, en juillet 2023. © Salvatore Di Nolfi/AP/SIPA.

Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, à Genève, en Suisse, en juillet 2023. © Salvatore Di Nolfi/AP/SIPA.

Publié le 18 mai 2024 Lecture : 12 minutes.

Pendant des mois, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, Francesca Albanese, a travaillé sur l’action d’Israël dans les territoires palestiniens, notamment depuis l’offensive lancée à la suite de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, et sur leur possible qualification juridique en droit international. Avec inévitablement, en toile de fond, la grande question soulevée par plusieurs pays, Afrique du Sud en tête : l’offensive militaire de Tsahal peut-elle, par certains aspects, être qualifiée juridiquement de « génocide » ?

Dans le rapport qu’elle a présenté le 25 mars 2024 au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, sa réponse est sans ambiguïté. La juriste italienne de 47 ans y livre un réquisitoire implacable contre les actes commis par Israël, dénonce effectivement un génocide – mais aussi une situation d’apartheid – et en fait la démonstration. Pour Jeune Afrique, elle revient sur ces événements qui, estime-t-elle, vont marquer un tournant dans les rapports des pays membres de l’ONU au droit international.

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Jeune Afrique : Votre rapport a fait l’effet d’un électrochoc en apportant les preuves de l’impensable, celles d’un génocide en cours. Dans quelles conditions avez-vous travaillé?

Francesca Albanese : Écrire le rapport est une façon de créer l’urgence d’une intervention immédiate afin d’arrêter ce génocide. Dans les faits, le génocide est déjà passé. La difficulté est que ce qui parvient de Gaza est fragmenté, parce qu’il y a aucun observateur indépendant et que la bande de Gaza est fermée non seulement aux sortants mais aussi aux entrants. Difficile, donc, de mener des investigations sur ce qu’il se déroule sur place. Mais quand toute cette poussière de la guerre sera retombée, on verra ce qu’Israël a fait et tous les crimes qui ont été commis.

Si la situation à Gaza paraît désespérée, ce qu’il se passe dans le reste des territoires palestiniens occupés ne laisse pas beaucoup d’espoir non plus. Tout cela revient à une attaque violente, brutale contre le peuple palestinien sous occupation, car il y a aussi des milliers de personnes tuées en Cisjordanie et aussi des milliers de Palestiniens arrêtés, dont des centaines d’enfants, et emprisonnés, sans accusations et ni charges. La situation est très grave, et mon rapport voulait secouer la communauté internationale pour la pousser à réagir et à prendre des mesures selon le droit international.

Vous estimez le droit international bafoué ?

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Le problème n’est pas dans le droit international en tant que tel. Nous disposons de tous les éléments, de tous les moyens, de tous les mécanismes pour arrêter cela, mais cela ne marche pas, parce qu’il y a une volonté politique qui empêche l’activation efficace du fonctionnement du droit international. Ce manque de volonté politique empêche une prise en compte des besoins des Palestiniens mais aussi de ceux des Israéliens. Arrêter ce massacre revient aussi à sauver ces derniers, car lorsqu’ils réaliseront vraiment ce qui a été commis en leur nom, ils connaîtront le remords.

La souffrance des Palestiniens, en tant que peuple, est antérieure même à la création de l’État d’Israël

Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens

Je pense que c’est un sentiment humain : les Israéliens ne savent pas tout ce qui a été fait. Il y a sûrement de la déshumanisation des Palestiniens mais aussi un manque d’informations correctes parmi les Israéliens concernant les actes commis. Nous voyons bien que c’est en opposition avec ce que, dans l’ensemble, les gens, surtout les jeunes, demandent au niveau international. La mobilisation pour réclamer l’application des principes de base de justice et de respect du droit des humains qui ne sont plus écoutés par les sociétés, y compris en Occident, est très importante.

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Vous avez osé écrire le terme de « génocide », mais vous avez également rappelé que le drame s’est joué à partir d’une occupation qui ne dit pas son nom…

Le génocide n’est jamais un acte. C’est un processus qui concerne aussi des actes collectifs. Il ne s’improvise pas et n’apparaît pas à l’improviste, comme du jour au lendemain. La déshumanisation des Palestiniens remonte à loin. Mon mandat se concentre sur les territoires occupés par Israël depuis 1967, mais nous ne pouvons pas oublier que la souffrance des Palestiniens, en tant que peuple, est antérieure même à la création de l’État d’Israël, parce qu’il y a eu un démembrement de la population arabe, musulmane, chrétienne, de tout ce qui n’était pas juif depuis 1947.

Entre 1945 et 1948, la raison d’État n’était ni celle des gens, ni celle du droit, ni celle des droits de tous. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et nous faisons maintenant les comptes d’un demi-siècle de dérives en les justifiant par des raisons sécuritaires, qui garantissent l’expansion des colonies, la prise du territoire et des ressources appartenant aux Palestiniens sans rapport avec la nécessité militaire qui justifie l’occupation. C’est inacceptable. C’est pour cela que nous aurionst dû arrêter Israël bien avant. Nous ne devons pas seulement nous demander ce qu’il s’est passé durant tout ce temps, comment nous en sommes arrivés à ce qu’il s’est passé depuis le 7-Octobre, mais plutôt se demander comment nous avons pu tolérer ce qu’il s’est passé avant le 7-Octobre. Ce jour-là, des crimes gravissimes ont été commis contre les Israéliens, il n’est pas question de le nier, mais cela ne doit pas occulter le fait qu’Israël commet des crimes d’une brutalité insoutenable envers les Palestiniens.

À la destruction massive et injustifiable de toutes les infrastructures de Gaza, s’ajoute une interdiction de faire parvenir l’aide humanitaire

Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens

Que faisons-nous aujourd’hui devant le fait qu’on a au moins 35 000 morts dont, depuis le début de cette opération militaire, plus de 70 % de femmes et d’enfants. Comment pouvons-nous justifier cela ? Depuis le début de cette opération militaire, nous évoquons surtout les pertes parmi les femmes et les enfants, mais je rejette l’idée que tous les hommes soient considérés forcément comme des combattants. À la destruction massive et injustifiable des universités, des écoles, des hôpitaux, de toutes les infrastructures de Gaza, des terres agricoles, des moyens de produire de la nourriture s’ajoute une interdiction de faire parvenir l’aide humanitaire, c’est-à-dire la nourriture, l’eau, les médicaments et le carburant dans une zone qui était déjà sous blocus. C’est de la cruauté qui a été acceptée. Une brutalité inouïe qui ne considère pas les Palestiniens en tant qu’êtres humains, en tant que civils qui avaient besoin de protection.

On a le sentiment que la communauté internationale est dominée par les pays les plus forts, et non par les plus justes.

Nous sommes otage des pays les plus forts, oui. Il suffit de voir qu’Israël a déterminé les règles de l’engagement militaire qu’il a bouleversé et recréé. Les États occidentaux sont indéniablement les plus forts, avec des exceptions, des pays qui protestent, comme la Belgique, l’Irlande, l’Espagne, le Luxembourg, la Slovénie, mais cela suffit pas. Finalement, nous avons toléré une situation qui a laissé carte blanche à Israël pour commettre ce génocide.

La difficulté qu’ont certains à accuser Israël de génocide est bien sûr liée à l’histoire de la Shoah. Comment abordez-vous cette question ? En quoi cette histoire éclaire-t-elle l’actualité ?

Tout d’abord, l’Holocauste a été indéniablement la page la plus noire de l’histoire européenne contemporaine. Il faut continuer à en parler, mais nous devons en tirer la véritable leçon : cela n’a été possible que parce qu’il y a eu une déshumanisation très forte, très profonde des juifs, qui n’étaient pas vus comme des êtres humains. Nous devons nous concentrer et réfléchir sur cet aspect, d’autant qu’aujourd’hui la déshumanisation que subissent les Palestiniens est similaire : nous ne les voyons pas en tant qu’êtres humains – des individus avec leur vie, leurs espoirs, leurs affections, leurs rêves, leur besoin de vivre en paix –, mais comme une masse indéfinie.

C’est très dangereux. Et il est honteux d’instrumentaliser la mémoire de l’Holocauste pour justifier les crimes d’Israël. Ce n’est pas propre aux États, il suffit de revenir aux commentaires sur les réseaux sociaux où des pans de la société justifient ce que Tel-Aviv fait comme une réaction naturelle à une menace existentielle sur le pays. La menace existentielle à l’État d’Israël, c’est l’horreur qu’il impose aux Palestiniens au quotidien depuis des décennies.

Vous attendiez-vous à toutes les attaques que vous avez subies à la suite de la présentation de votre rapport ?

Effectivement ce n’est pas évident. Dès le début, je savais que ce mandat de rapporteuse spéciale sur la Palestine était l’un des plus politiquement difficile, ou même le plus difficile. Beaucoup de mes collègues sont attaqués, mais ce mandat est celui qui, par excellence, défie un ordre établi par Israël et tous les États occidentaux qui le soutiennent. Cette particularité a valu des attaques personnelles et professionnelles aux experts qui m’ont précédée, Michael Lynk, Richard Falk surtout, parce qu’il était très engagés aussi dans le plaidoyer.

Avec moi, la chose a empiré parce que je donne encore plus de la voix. Je suis engagée dès le premier jour avec les médias et les réseaux sociaux dans des pays occidentaux mais aussi arabes. Mon but est de créer un mouvement de prise de conscience à travers un appel que je lance autour de la nécessité d’avoir le langage approprié, de situer le droit international au centre de la discussion comme élément nécessaire pour résoudre la situation, sans contourner bien sûr le processus politique qui ne doit pas, en revanche, entraver le droit international.

Les plaidoyers devant la Cour internationale de justice (CIJ), les réponses de la Cour pénale internationale (CPI) et votre rapport se rejoignent, dans un contexte où le mouvement de soutien aux Palestiniens prend de l’importance. Pourtant, on a le sentiment qu’il reste difficile d’appliquer les décisions conformes au droit international ?

Absolument, mais le déroulé est différent du génocide ou d’autres crimes atroces que nous avons vus au Rwanda, en Bosnie, où nous ne pouvions pas savoir ce qu’il se passait en temps réel. Avec Gaza, le décalage a été total entre la réalité et la narration officielle, mais aussi avec ce qu’ont véhiculé les canaux médiatiques occidentaux. Pendant des mois et des mois, nous avons eu la version diffusée par l’armée israélienne. Les militaires et les leaders israéliens ont transmis unilatéralement leur récit et leur réalité, sans jamais nier ce qu’ils étaient en train de faire. Ils se sont justifiés en prétendant être en conformité avec le droit international, alors qu’ils ont complètement bouleversé le droit international humanitaire qui s’applique dans les situations de conflit.

La partie la plus importante de mon rapport met en évidence ce camouflage humanitaire. Ils ont complètement chambardé et explosé les catégories, en mélangeant les combattants, qui peuvent être ciblés, et les civils, ou en confondant cible civiles et cibles militaires. Dans tous les cas, Israël a justifié toutes ses attaques.

Même l’UNRWA [Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient] a été visé dans des termes inacceptables, ainsi que les autres agences humanitaires qui opéraient sur le territoire, mais aussi le secrétaire général [António Guterres], la CPI, la CIJ… En toute impunité des accusations de terrorisme et d’antisémitisme ont été lancées sans jamais avoir de conséquences.

La tolérance des États membres des Nations unies envers Israël est étonnante. Aucune limite n’est posée à cet État, ce n’est pas bon pour Israël lui même, puisqu’il a perdu le sens de la limite – toutes ont été franchies et toutes ont été dépassées. Le camouflage humanitaire qui a été opéré ne peut pas se justifier. Nous pouvons feindre d’oublier ce qu’il se passe à Gaza aujourd’hui, mais si cette interprétation du droit international est considérée comme acceptable, cela signifie l’érosion complète des principes fondamentaux de la protection des civils dans des situations de conflit. Nous pourrons dès lors tout justifier en arguant d’attaques contre des terroristes sans aucun respect pour la vie humaine et pour la vie civile, en incluant l’infrastructure civile ; tout détruire, tout abattre et cela est inacceptable

Faut-il réviser le droit international ?

Le juriste Marco Sassòli a dit : « Je veux que le droit international soit respecté comme le code de la route. » Le droit international n’est pas imparfait, les normes établies sont, à mon avis, suffisamment et extrêmement claires. Le problème est dans son application qui est partielle et politisée, déterminée par l’exceptionnalisme qui est la vraie racine du problème. Nous ne pouvons pas appliquer le droit international comme un menu à la carte : choisir sa valeur selon les amis et les ennemis, là est le problème. À travers la situation en Palestine aujourd’hui, s’opère une prise de conscience globale des problèmes au sein de ce système international. Il faut absolument corriger les mécanismes politiques, parce qu’ils mèneront à une situation désastreuse.

Y aura-t-il, au niveau des institutions internationales, un avant et un après Gaza ?

Les réformes sont évoquées depuis plusieurs années. Elles sont certainement nécessaires, mais difficiles à faire aboutir, surtout que maintenant s’est opéré un décalage avec la société, notamment avec une jeunesse qui proteste dans les rues, les universités et dans toute instance publique parce qu’elle veut un changement. C’est là un atout pour le système international, mais aussi pour le système des Nations unies, qui s’est retiré petit à petit dans ses couloirs de New York et de Genève et qui a perdu un peu le sens de la réalité. Le monde qui s’est démocratisé, nous avons abondamment parlé de droits humains et les gens y croient et les réclament. Cette promesse qui a été formulée ne peut pas demeurer vide de signification.

Quand j’ai l’occasion d’enseigner les droits de l’homme, je souligne que « les droits humains ont été une conquête des êtres humains, ce qui signifie que la codification des droits humains résulte des succès, de la lutte contre l’esclavage, de la lutte pour la reconnaissance de l’égalité entre les hommes et les femmes, pour le droit à la terre, le droit à l’eau, tous les droits des ouvriers, des travailleurs, autant de conquêtes des êtres humains ». La codification de ces normes engage les États à en prendre soin.

Le système qui a été conçu et qui s’est développé avant la Deuxième Guerre mondiale et après la décolonisation a le potentiel de prévenir les conflits, pas seulement les conflits armés mais également les conflits sociaux. Soit nous les faisons fonctionner, soit nous retournons à un état antérieur, au système multilatéral, avec les conséquences que l’on sait.

Une dernière question plus personnelle : sort-on indemne de la rédaction d’un tel rapport ?

Forcément, on se sent défait et vide, dans le sens où j’ai dû créer un espace entre qui je suis en tant qu’individu et qui je suis en tant que professionnelle. Le début a été difficile, parce que je suis quelqu’un qui a une vie très plaisante et très entourée. Comment ne pas penser aux mères de Gaza quand j’embrassais mes enfants ? C’est impossible. J’ai dû prendre du recul, opérer un détachement, ce qui exige un gaspillage d’énergie pour se protéger mentalement. Est-ce que ça m’a changée ? Bien sûr oui, parce que je ne connais personne qui, regardant de près ou de loin ce qu’il se passe à Gaza, n’est pas sidéré. Tout le monde est réellement et profondément choqué. Nous résistons et continuons à lutter pour que ce massacre cesse, parce que c’est là que réside notre humanité, dans cette forme de résistance et d’exigence de justice.

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