Zeghidi, Bsaïes, Dahmani… En Tunisie, tension maximale après l’arrestation de plusieurs chroniqueurs radio

La séquence ouverte le 7 mai avec l’interpellation de la militante antiraciste Saadia Mosbah n’a cessé de s’aggraver, notamment avec le placement en garde à vue, voire en détention, de plusieurs journalistes très populaires.

L’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, le 10 mai 2024, à Tunis. © MOHAMED HAMMI/SIPA

L’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, le 10 mai 2024, à Tunis. © MOHAMED HAMMI/SIPA

Publié le 13 mai 2024 Lecture : 5 minutes.

La garde à vue des journalistes Mourad Zeghidi et Borhane Besaïes, appréhendés en début de soirée le 11 mai, a été prolongée de 48 heures. Avec l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, ils forment le trio de choc de « L’émission impossible », édition matinale à succès de la Radio IFM.

Tous trois, selon leurs avocats, sont entendus pour des propos tenus à l’antenne et pour des statuts postés sur les réseaux sociaux supposés relever de l’article 24, article qui porte notamment sur la diffamation telle que définie par le très décrié décret 54. Selon les défenseurs, les trois chroniqueurs seraient accusés d’une présumée atteinte au président de la République.

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Leur comparution, ce lundi matin devant le procureur de la République du tribunal de première instance de Tunis, s’est déroulée sur fond de tension croissante entre les avocats et les autorités. L’arrestation musclée de Sonia Dahmani par une vingtaine de sécuritaires encagoulés, le 11 mai au soir, a fait voler en éclat la retenue que s’était imposée l’Ordre national des avocats (Onat) ces dernières années.

La descente, assez agressive et rondement menée pour arrêter Sonia Dahmani, objet d’un mandat d’amener, a visiblement été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Une descente musclée filmée par France 24

L’avocate avait trouvé refuge à la Maison de l’avocat, un lieu où la corporation se réunit et qui bénéficiait jusqu’à présent d’une certaine immunité. Il était d’usage qu’avant toute intervention, le procureur avertisse le bâtonnier. Mais il semble que l’heure n’est plus à la courtoisie entre juges et avocats, d’où cette intervention de police inattendue. Un moment d’autant plus gênant qu’il a été intégralement retransmis par France 24, sur les lieux à ce moment-là, et que la vidéo circule depuis sur les réseaux sociaux.

Aussitôt après cette intrusion, dans un moment chargé d’émotion, le président du Conseil régional des avocats de Tunis relevant de l’Onat, Laroussi Zguir, a organisé une conférence de presse et annoncé une grève générale régionale et l’arrêt des activités dans tous les tribunaux du Grand Tunis à partir de ce lundi 13 mai 2024.

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Avec l’approbation de ses confrères, qui ont entonné l’hymne national et scandé des slogans jusque tard dans la nuit, il a amorcé une réaction en chaîne qui va contraindre le bâtonnier de l’Ordre, Hatem Mziou, à prendre position.

La bâtonnier Hatem Mziou rejoint la contestation

Celui-ci, proche de son prédécesseur, qui n’est autre que l’actuel président de l’Assemblée, Brahim Bouderbala, qui a été son professeur, tente depuis deux ans d’arrondir les angles avec le pouvoir. Une position qui risque de devenir difficilement défendable face à l’actuelle escalade autoritaire.

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Hatem Mziou a finalement décidé d’approuver et de rejoindre le mouvement de grève du 13 mai, renouant avec la tradition du barreau tunisien qui, malgré ses implications et accointances politiques, demeure une vigie qui veille à ce que justice se fasse. De nouveau, comme durant la révolution de 2011, les robes noires sont donc vent debout et donnent de la voix.

Outre la grève de ce 13 mai, le calendrier prévoit une « journée de la colère » le 16 mai, assortie de mesures assez exceptionnelles puisque l’Ordre engage les avocats à boycotter les officiers de police judiciaire, ainsi que celui des brigades sécuritaires qui ont été, de près ou de loin, liées à la descente à la Maison de l’avocat, considérée par beaucoup de professionnels du droit comme le saint des saints de l’avocature à Tunis.

La grève sera d’ailleurs doublée d’un sit-in devant le bâtiment, situé en face du tribunal de Tunis. Une mobilisation sans précédent pour dénoncer la situation qui, selon Hatem Mziou, « nécessite la prise de mesures en adéquation avec la gravité de l’agression ».

L’Ordre national des avocats va porter plainte

L’Ordre prévoit en outre de porter plainte contre ceux qui ont donné l’ordre de conduire une opération dans l’enceinte de la Maison de l’avocat, ainsi que contre les agents ayant participé à cet assaut.

Il annonce aussi, de manière tout à fait inattendue mais sûrement induite par la situation, la création d’un « Observatoire des avocats pour la documentation des violations relatives aux droits et libertés », dont la raison d’être sera de maintenir une certaine vigilance de la part du Barreau.

Pour un avocat de Sousse de passage à Tunis, ces initiatives visent à octroyer une marge de manœuvre à la profession car, estime-t-il, « une soupape est nécessaire ». Soulignant les difficultés que rencontrent ses confrères pour exercer sereinement leur métier, le professionnel de droit peine cependant à contenir sa déception : la manifestation devant le tribunal, attendue et annoncée comme un signe fort de la mobilisation, n’a pas duré plus de dix minutes.

Recul irréversible des libertés ?

Action ratée ou organisée uniquement pour donner le change ? Une question que notre interlocuteur balaye d’un revers de main, assénant que « les vraies luttes sont longues. »

Le sentiment qui prévaut à Bab Bnet, quartier du tribunal à Tunis, est que le ton est en train de se durcir. Tous partagent la crainte d’un recul irréversible en matière de respect des libertés. « Ce qui s’est produit est dangereux, nous devons y répondre de manière conséquente », a martelé Hatem Mziou, avant d’évoquer son inquiétude quant aux conditions dans lesquelles ses confrères exercent actuellement leur profession, mais aussi en disant son incompréhension face aux arrestations de journalistes, de plus en plus nombreuses.

Il s’étonne ainsi du placement en détention de certains d’entre eux, alors qu’ils pourraient être entendus en restant en liberté et que, rappelle-t-il, la présomption d’innocence reste le principe.

Sonia Dahmani en prison

Interrogé ce lundi sur Mosaïque FM, le bâtonnier a déroulé une liste de revendications qui dit bien le malaise qui s’est installé dans les relations entre les avocats et l’institution judiciaire, faute de réponse du pouvoir.

Pendant ce temps, la situation continue à évoluer rapidement : en milieu de journée, Sonia Dahmani – à qui il est reproché d’avoir ironisé sur le « pays extraordinaire » où tous les migrants rêveraient de s’installer qu’est la Tunisie – a été présentée au juge pour être entendue, tandis que les avocats envahissaient les couloirs du bâtiment, dénonçant les actes liberticides illégaux.

Le fronde semble donc prendre de l’ampleur et aller au-delà des mesures et des exigences présentées par Hatem Mziou. D’autant qu’en début d’après-midi, on a appris que Sonia Dahmani avait été mise en examen et placée en détention préventive. Une décision qui, dans l’atmosphère actuelle, risque fort de radicaliser encore un peu plus les positions.

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