Adriana Bignagni Lesca. © Montage JA; DR
Adriana Bignagni Lesca. © Montage JA; DR

La Gabonaise Adriana Bignagni Lesca, de la chorale de la Lowé à l’opéra

Première femme d’Afrique centrale à monter sur la scène de l’Opéra Garnier à Paris, la mezzo-soprano et contralto multiplie les représentations à l’international, où elle est programmée jusqu’en 2026.
Clarisse

Publié le 1 juillet 2024 Lecture : 6 minutes.

De gauche à droite : Adriana Lesca, Cyrielle Ndjiki Nya, Pretty Yende, Fatma Saïd. © Montage JA; STEPHANE DE SAKUTIN/AFP; James Bort; 2020 Cyrielle Ndjiki Nya; DR
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L’Afrique sur un air d’opéra

Avec une série de portraits, Jeune Afrique braque ses projecteurs sur quatre sublimes chanteuses lyriques qui portent haut les couleurs de l’Afrique dans un domaine où on ne les attend pas forcément.

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Lundi 29 avril, sur la scène de l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg. Palpitations, excitation, anxiété, hantise du trou de mémoire et de la voix qui lâche sont au rendez-vous, comme tous les soirs de première. Après plus de deux mois de répétitions, Adriana Bignagni Lesca inaugure la première de Guercoeur, d’Albéric Magnard, une tragédie lyrique française en trois actes,  quasi wagnérienne, qui se jouera tout le long du mois de mai, entre Strasbourg et Mulhouse.

La native de Libreville, au Gabon, y tient le rôle de Souffrance, une des divinités que le héros principal décédé implore pour revenir à la vie. « Respirer, rester concentrée et, surtout, tenter de s’amuser, car ce n’est qu’en s’amusant qu’on arrive à rentrer dans le rôle, à transmettre de l’émotion. »  C’est avec ce même mantra qu’Adriana Bignagni Lesca, première femme d’Afrique centrale à monter sur la scène de l’Opéra Garnier à Paris, aborde ses productions. « La prosodie est essentielle, explique-t-elle. Le niveau sonore de chaque mot prononcé doit dépasser celui de l’orchestre et rester parfaitement audible. Mais le plus dur, ce sont les mouvements, en particulier dans ce rôle de Souffrance qui est également celui d’un mime. Que faut-il faire ? À quel moment ? Par quoi faut-il enchaîner ? Comment rester naturel, ne pas surjouer ? Ces questions reviendront sans doute encore et encore. »

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Les chanteurs lyriques, « une armée de rossignols »

Dans l’agenda de la jeune femme – elle refuse de donner son âge exact : « C’est stigmatisant. Et les hommes, eux, ne le font pas » –, les dates de concert s’enchaînent jusqu’à la fin 2026. Elle sera la princesse de Grenade dans Les Brigands d’Offenbach à l’Opéra Garnier, campera l’Opinion publique dans Orphée aux enfers d’Offenbach au Théâtre du Capitole, à Toulouse, jouera Farnace dans Mitridate re di ponto de Mozart au Staatsoper Hamburg. Pour cette Bordelaise d’adoption, l’un des temps forts de cette saison aura été son passage à l’auditorium de Tenerife, aux îles Canaries, où elle a incarné Jezibaba la sorcière (l’un de ses rôles préférés), dans Rusalka de Dvoràk.

Difficile de croire que cette jeune femme, qui manifeste un attachement si singulier aux rôles de Carmen (dans Carmen, de Bizet), Erda (Siegfried, de Wagner), Dalila (Samson et Dalila, de Camille Saint-Saëns) ou encore Périchole (La Périchole, d’Offenbach), n’avait jamais entendu parler de chant lyrique avant sa venue en France, en 2003. Membre de la très réputée chorale gabonaise Le chant sur la Lowé, Adriana Bignagni Lesca jouait du piano et possédait des notions de musique classique, mais ignorait tout de l’opéra.

Quand elle arrive dans l’Hexagone, c’est avec un projet bien précis : devenir chef de chœur pour enfants. Pour cela, elle doit passer une audition de piano au Conservatoire de Bordeaux. Parmi les épreuves proposées, une œuvre libre. Adriana Bignagni Lesca opte pour le prélude de Bach, sur une chanson de sa compatriote Annie-Flore Batchiellilys. Bien plus que sa performance au piano, c’est la puissance de sa voix qui captive l’auditoire. Le directeur, Jean-Luc Portelli, lui propose d’intégrer le département de chant et art lyrique, une discipline dont elle ignore alors tout.

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Elle se souvient de sa frayeur à la découverte dudit département. « J’avais l’impression d’être entrée dans un asile : je n’avais jamais entendu chanter de cette manière, en émettant des cris si haut perchés. On aurait dit une armée de rossignols. » Elle garde aussi à l’esprit les mots de Jean-Luc Portelli, simples, rassurants : « C’est une autre façon de chanter. Et on apprend à découvrir sa voix. » La formule la séduit.

Cecilia Bartoli plutôt que Barbara Hendricks

« Le chant lyrique est aussi une façon d’apprendre à découvrir qui on est, de se révéler à soi-même. Il y a dans cet exercice un côté profondément spirituel qui me séduit », insiste-t-elle aujourd’hui. « À travers la voix, on apprend surtout à tester ses limites. » Au Conservatoire, la native de Libreville débute sa formation par deux années d’initiation aux codes du lyrique, avant d’intégrer les cours de Maryse Castets.

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Soliste professionnelle depuis 2016, la mezzo-contralto souffre parfois, à ses débuts, de ne pas avoir de modèles. « Quand on fait son apprentissage, il est toujours intéressant d’avoir une référence, une personne qui nous ressemble non seulement physiquement, mais aussi vocalement. Les chanteuses lyriques s’intéressent en priorité aux collègues dont la tessiture de voix se rapproche le plus de la leur. Je n’ai donc pas pour modèles une Barbara Hendricks ou une Jessye Norman, mais plutôt des femmes d’Europe de l’Est à l’image de la Bulgare Vesselina Kasarova et des Italiennes telles Cecilia Bartoli. »  Il y a néanmoins à apprendre des chanteuses lyriques africaines-américaines. « Je m’attache à la manière dont elles positionnent leur bouche, respirent, emmènent leur musicalité. »

Véritable tempérament de comédienne, Adriana Bignagni Lesca est en perpétuelle immersion dans l’univers de l’opéra, s’intéressant tant à l’art lyrique qu’au décor et aux costumes. Au fur et à mesure que sa voix se bonifie, assure-t-elle, elle affine sa technique de jeu, tout l’enjeu étant de parvenir à une parfaite cohésion à la fois avec le chef d’orchestre, les musiciens et le metteur en scène. Adriana Bignagni Lesca affirme qu’à chaque nouvelle production, sa préoccupation reste la même : comment rentrer dans la peau d’un personnage sans oublier sa propre identité ? Cela implique, au contraire, de s’en emparer pour fusionner avec ledit personnage et, ainsi, emmener quelque chose aussi de soi pour que ça ne reste pas juste un simple rôle.

La Gabonaise convient qu’il est difficile d’apporter la moindre touche africaine à des productions écrites parfois depuis des siècles, en particulier si le metteur en scène n’en fait pas la demande. « Les concerts sont davantage propices à l’insertion de notes subtiles, à peine perceptibles, qui n’altèrent en rien la cohérence de l’œuvre et signent une forme de partenariat ou d’échange artistique entre différentes cultures. Et ce mixage des cultures, c’est ce qui m’intéresse le plus. »

Servir de faire-valoir

Selon Adriana Bignagni Lesca, « évoluer dans le métier, c’est aller à la conquête des rôles non pas les plus difficiles, mais plutôt ceux qui siéent à [sa] personnalité et à [sa] tessiture de voix, et qu’[elle] se sent prête à affronter après une période d’apprentissage. Ils doivent correspondre à [son] caractère du moment, tant vocalement que physiquement ». Bien sûr, il ne faut pas non plus embrasser tous les rôles parce qu’on a une bonne technique. Ou parce qu’on redoute de n’être plus sollicité. Si elle a presque toujours obtenu les rôles qu’elle convoitait, la gagnante du premier prix Opéra de l’édition 2022 du concours Les grandes voix lyriques d’Afrique le reconnaît, il faut vraiment sortir du lot pour entreprendre une carrière internationale. Les rôles sont peu nombreux pour les mezzo-sopranos, un peu moins pour les contraltos.

Dans cet univers feutré si peu investi par les Africains, la couleur de la peau n’apparaît jamais clairement comme un handicap. Certains peuvent le penser, mais nul ne le dira. En revanche, elle dit le vivre parfois et le ressentir de temps en temps. L’âpreté des négociations que certains agents doivent mener pour décrocher des rôles à leurs artistes en témoigne. « On oppose parfois à ces derniers un supposé manque de notoriété et, sous des prétextes inattendus, ils peuvent être invités à passer des auditions qui ne s’imposent pas. »

Adriana a le sentiment que les chanteuses lyriques noires servent aussi parfois de faire-valoir au sein de certaines maisons : « Tant mieux : cela permet d’ouvrir les portes des deux côtés. Un Africain sur une scène d’opéra éveille la curiosité de sa communauté qui finit par s’y rendre. L’opéra, de son côté, accueille de nouveaux adhérents qui pourraient en tomber amoureux. » Le mieux, de toutes les façons, est que les maisons de production se fondent sur les compétences et les mérites des chanteuses pour les sélectionner.

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