« À Gaza, les juridictions internationales font face à une responsabilité historique », estime l’avocat Mondher Belhaj Ali

Le juriste tunisien fait partie du groupe international d’avocats qui, emmené par le Français Gilles Devers, a été parmi les premiers à saisir la justice internationale de la situation en Palestine. Il fait le point sur les deux procédures en cours et leurs résultats possibles.

Palestiniens rassemblés sur le site de la frappe israélienne sur un camp de personnes déplacées à Rafah, le 27 mai 2024. © Eyad Baba / AFP

Palestiniens rassemblés sur le site de la frappe israélienne sur un camp de personnes déplacées à Rafah, le 27 mai 2024. © Eyad Baba / AFP

Publié le 29 mai 2024 Lecture : 6 minutes.

Alors que l’émotion internationale se manifeste à la suite des derniers bombardements sur les Palestiniens réfugiés à Rafah, deux procédures internationales tentent d’obliger Israël à un cesser-le-feu à Gaza, pour l’instant sans résultat. Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, réclame des mandats d’amener contre Benyamin Netanyahou et plusieurs dirigeants du Hamas, tandis que la Cour internationale de justice (CIJ) a ordonné un cessez-le-feu, conséquemment à une procédure déposée par plus de 600 avocats de différentes nationalités, dirigés par le Français Gilles Devers.

Parmi eux, l’avocat tunisien Mondher Belhaj Ali, qui analyse pour Jeune Afrique les différentes procédures en cours et leurs conséquences possibles.

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Jeune Afrique : Pourquoi deux procédures juridictionnelles internationales ont-elles été lancées en parallèle ?

Mondher Belhaj Ali : L’évolution récente du droit international contemporain permet d’engager des procédures judiciaires internationales en responsabilité en parallèle. La première est lancée contre Israël, la deuxième contre ses dirigeants. La première a été intentée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de Justice (CIJ) sur la base d’allégations de violations graves par Israël de ses obligations juridiques internationales au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de Génocide de 1948. Celle-ci découle de la Déclaration de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, dans sa résolution 96 du 11 décembre 1946, et de la confirmation des principes de droit international reconnus par le statut du tribunal de Nuremberg. Elle considère que « le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l’esprit et les fins des Nations unies et que le monde civilisé condamne », et, tout en reconnaissant « qu’à toutes les périodes de l’histoire, le génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité », il faut « libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux ».

Où en est cette plainte pour crime de génocide ?

Elle est toujours pendante devant la CIJ. Israël fait face déjà à deux ordonnances obligatoires de mesures conservatoires, celle du 26 janvier et celle du 28 mars 2024, que la Cour a soigneusement réaffirmées dans sa troisième ordonnance du 24 mai courant, en déclarant que les précédentes mesures « doivent être immédiatement et effectivement mises en œuvre. » On a donc  trois décisions judiciaires émanant de la plus haute juridiction mondiale, avec en point culminant l’injonction faite à Tel Aviv d’un « arrêt immédiat de son offensive militaire », de laisser entrer sans entraves de l’assistance humanitaire et les enquêteurs internationaux à Gaza. L’affaire sera traitée ultérieurement sur le fond. Cette procédure concerne l’État.

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La procédure devant la CIJ concerne l’État d’Israël, qu’en est-il de l’autre plainte, celle déposée devant la CPI ?

La deuxième procédure engagée devant la CPI, à l’origine par un collectif d’avocats, vise les dirigeants d’Israël : son Premier ministre, son ministre de la Défense et son chef d’état-major. Là, le registre change. Ce n’est plus l’État qui est en cause, mais les dirigeants poursuivis pour violations graves. Suite au dépôt de sa requête, le procureur Khan relève, dans une déclaration, que « compte tenu des preuves recueillies et examinées par (son) bureau, (il a) de bonnes raisons de penser que la responsabilité pénale de Benjamin Netanyahou, le Premier ministre d’Israël, et de Yoav Gallant, ministre de la Défense d’Israël, est engagée pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité (…) commis sur le territoire de l’État de Palestine. » Le procureur a estimé être dans l’obligation de poursuivre les deux premiers mis en cause pour le moment. La procédure pénale internationale pour Gaza est lancée.

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Les non-spécialistes ont du mal à comprendre cette coexistence de deux procédures. Comment l’expliquer ?

L’une de ces procédures engage la responsabilité de l’État, l’autre la responsabilité de ses dirigeants. Aucune n’exclut l’autre, aucune ne la résorbe. Les deux régimes de responsabilité s’appliqueront d’une manière autonome, même simultanément. Tout porte à croire que le moment est crucial pour la cessation et la répression des violations des règles les plus importantes de la communauté internationale. Israël est désormais justiciable et ses dirigeants, comme tout autre responsable, passibles de poursuites. Les juridictions internationales sont face à une responsabilité historique.

Qu’appelez-vous une « responsabilité historique » des juridictions internationales ?

L’ampleur du désastre en cours à Gaza est illustrée par le prisme des enfants. Bombardés de tous côtés sans discernement, 15 103 d’entre eux ont été assassinés sur le territoire palestinien entre la mi-octobre 2023 et la veille de l’annonce de l’ordonnance de la CIJ. Cela dépasse le nombre d’enfants assassinés dans tous les conflits de par le monde de 2019 à 2022. Au total, plus de cinq enfants gazaouis sont assassinés toutes les deux heures. 43 349 d’entre eux vivent aujourd’hui sans parents et quelque 350 000 ont été déplacés.

L’armée israélienne ne s’est pas retenue de bombarder des camps où s’étaient réfugiés des enfants après l’ordonnance de la CIJ ! La situation des enfants révèle l’horreur, alors que le droit international les protège. Les rapports des institutions des Nations unies et ceux des organisations humanitaires sont accablants et confirment l’horreur, à telle enseigne que la rapporteuse spéciale de l’ONU, Francesca Albanese, écrit que la « cruauté, ainsi que le mépris flagrant du droit et du système internationaux, sont inacceptables ». Les enfants assassinés ne sont pas que des chiffres, face à ce désastre la CIJ pouvait-elle ne pas prendre de mesures conservatoires ? Le procureur de la CPI pouvait-il, dans ces conditions, ne pas déposer de requête aux fins de délivrance de mandats d’arrêt internationaux ?

Est-ce un tournant pour ces juridictions ?

En tout état de cause, les deux juridictions sont sous forte pression, même si la CIJ a souvent fait face à des contentieux délicats. Cela ne l’a jamais empêchée de statuer en droit. La CPI, plus récente, est en train de construire sa tradition propre d’indépendance face aux pressions et aux menaces. Dans une interview, le procureur Karim Khan commente les menaces reçues et relate qu’il a été contacté par un leader d’outre-Atlantique, qui a tenu à préciser que « la CPI a été mise en place pour l’Afrique et des dirigeants comme Poutine ! » Le procureur réagit et défend, bec et ongle, l’indépendance de son institution et considère que la CPI est « le legs historique du tribunal de Nuremberg », « un acte d’accusation triste de l’humanité. » C’est la défense du droit qui prime face à la puissance et à la force. Le chemin parcouru en quelques mois est impressionnant. Reste à le confirmer.

À ce stade, ces procédures ont-elles déjà eu des conséquences ?

Elles ont fait revenir la question politique en première ligne, notamment entre Washington et Tel Aviv qui ne s’accordent pas sur ce que sera la situation quand cette guerre aura pris fin. Les Américains soutiennent la solution des deux États. Sans commenter la sincérité d’une telle profession de foi, on peut observer qu’aujourd’hui, 146 États reconnaissent l’État de Palestine, et ce chiffre va potentiellement augmenter.  La résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960 portant « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux » est de nouveau à l’ordre du jour. Le keffieh palestinien est désormais le symbole de ces peuples et des protestations sur les campus, le drapeau du refus assumé d’un ordre international ancien et finissant.

Et maintenant, que peut-il se passer ?

Deux orientations sont tracées. Au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale des Nations unies, la question de l’admission de l’État de Palestine comme pays membre va se poser fortement, ainsi que celle de l’arrêt immédiat de l’offensive militaire israélienne et de l’accès des secours. Deuxième point : si Israël ne change pas d’attitude, à défaut de changer du gouvernement, la voie des sanctions internationales est tout indiquée, sous des formes qui seront précisées au fur et à mesure.

L’attitude de Washington sera sans doute déterminante. Ont-ils évolué sur ces sujets ?

La marge de manœuvre de Washington est plus étroite que jamais. Depuis l’effondrement du Mur de Berlin, les États-Unis ont eu à utiliser leur veto à 20 reprises au Conseil de sécurité, dont 15 pour la seule question palestinienne. Or, malgré leurs efforts titanesques au Conseil, Israël fait la sourde oreille. Sachant que le temps lui est compté, Washington met les bouchées doubles pour désamorcer la situation par un accord provisoire. Le coût politique du soutien à Israël est, désormais, prohibitif pour Washington ! La question de la Palestine ne se limite plus au Moyen-Orient. Elle est planétaire.

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