Le 10 juillet 2000, Bachar al-Assad devient le nouveau raïs de Syrie

La mort brutale de Bassel, son frère aîné, a projeté « le docteur Bachar » sur la scène politique en 1994. Six années plus tard, il succède à son père, Hafez al-Assad, et hérite d’un État policier à l’économie chancelante. Portrait signé, à l’époque, dans JA, par François Soudan.

Policiers syriens brandissant des affiches à l’effigie de Bachar al-Assad devant un bureau de vote, à Damas, le 10 juillet 2000, à l’occasion d’un référendum qui donnera le pouvoir au fils du défunt Hafez al-Assad. © Joseph Barrack/AFP

Policiers syriens brandissant des affiches à l’effigie de Bachar al-Assad devant un bureau de vote, à Damas, le 10 juillet 2000, à l’occasion d’un référendum qui donnera le pouvoir au fils du défunt Hafez al-Assad. © Joseph Barrack/AFP

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 10 juillet 2024 Lecture : 10 minutes.

« Un lionceau se lève là où le lion est tombé. La tempête a brisé une branche, mais une nouvelle pousse a pris son essor… ». Dans le style fleuri qu’affectionnent les poètes damascènes, les journaux syriens croulent, depuis dix jours, sous le poids des odes funèbres et des hymnes à la jeunesse.

La succession de Hafez al-Assad

Hafez al-Assad est mort, samedi 10 juin [2000], après trente-deux ans de règne, d’un accident cardio-vasculaire alors qu’il s’entretenait au téléphone avec le président libanais, Émile Lahoud. Mais s’il n’était plus, surtout depuis son opération de la prostate, en 1997, qu’un homme malade obsédé par sa santé, bien loin du Bismarck arabe et du « Sphinx avec un échiquier dans la tête » décrit, dans ses Mémoires, par Henry Kissinger, sa disparition a abasourdi les 17 millions de Syriens. Mort du père et peur du vide, comme il y a moins d’une année au Maroc, à l’annonce du décès de Hassan II

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L’Histoire dira un jour si le plan aussitôt mis en œuvre pour régler, en quelques heures, sa succession – comme un copilote remplace le pilote défaillant sans que l’avion et ses passagers n’en pâtissent –, était le sien ou s’il doit avant tout son implacable réussite à Bachar, son fils et héritier. Manifestement élaboré à l’avance, le « programme Bachar » est parvenu à verrouiller, sans qu’aucun virus n’intervienne et en un temps record, les deux principaux pôles du pouvoir syrien.

Le jour même de la mort du raïs, le commandement régional du parti Baas a adoubé, à l’unanimité, le fils du défunt en tant que candidat officiel à la présidence de la République et le Parlement a abaissé de 40 à 34 ans (Bachar aura 35 ans le 11 septembre prochain) l’âge minimal requis pour être éligible. [Il sera élu, le 10 juillet suivant, par référendum].

Le lendemain, c’est au tour de l’armée et de son patron, le ministre de la Défense Mustapha Tlass, de faire allégeance. Bachar al-Assad devient commandant en chef des forces armées et accède au grade de général. Ces deux derniers décrets sont signés du vice-président Abdel Halim Khaddam. À 68 ans, ce sunnite vieux compagnon de Hafez al-Assad, s’écarte ainsi de lui-même d’une succession à laquelle son expérience et sa légitimité auraient pu lui permettre de prétendre. Du coup, aussi, les déclarations d’exil de Rifaat, l’oncle rebelle, apparaissent à Damas pour ce qu’elles sont : un non-événement. L’angoisse de voir la mort de l’autocrate déboucher sur le chaos aura été de courte durée.

Chirac, Bouteflika, Arafat…

Mardi 13 juin, aux cris de « Allah, la Syrie, Bachar, c’est tout ce que nous voulons ! », la foule qui assiste aux obsèques du père ne s’y trompe pas : même s’il ne détient encore aucune fonction politique, Bachar al-Assad est bien le nouveau raïs auquel Jacques Chirac, Abdelaziz Bouteflika, Mohamed Khatami, Hosni Moubarak, Abdallah de Jordanie, Omar el-Béchir, Yasser Arafat et quelques autres viennent présenter leurs condoléances. La ferveur et la participation officielle aux cérémonies (Assad sera inhumé dans sa ville natale de Qardaha, à 300 km au nord de Damas) situent ces dernières quelque part entre les obsèques – impressionnantes – de Hassan II et celles – très contrôlées – de Habib Bourguiba.

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Chacun ne regarde que cet homme grand, mince, le nez chaussé de lunettes fumées. Même front, même bouche, mêmes fines moustaches et mêmes yeux que son père. C’est une copie de celui-ci au même âge, si ce n’est le menton, fort et volontaire chez Hafez, fuyant chez Bachar, qui, par une sorte de tic, ne cesse de le ramener vers l’avant. Le successeur semble ce jour-là impénétrable. Lui qui, ces derniers temps, ne voyait plus guère le chef de l’État, de plus en plus reclus et avec lequel, confia-t-il un jour, « je ne parle que très peu de politique » ; lui qui sait qu’en Syrie, le pouvoir avant tout se conquiert, pense sans doute que son père est mort trop tôt. Lui qui appartient à une génération élevée loin des drames, des assassinats et des violences qui ont marqué l’histoire contemporaine du Proche-Orient, se trouve brutalement confronté à la plus lourde des responsabilités. Il s’y préparait sans doute. Mais le vertige est là…

Si la vie de Bassel, son frère aîné, n’avait pas terminé sa course folle dans une Mercedes fracassée sur la route de l’aéroport de Damas, un jour brumeux de janvier 1994, Bachar aurait été médecin. C’était sa volonté et sa vocation. Charismatique, bouillant, sportif et adoré des foules, Bassel, l’héritier chéri de Hafez al-Assad, adorait les chevaux, les femmes et les uniformes. Introverti, silencieux, bûcheur, Bachar se rêvait en blouse blanche. Élève modèle de l’ancien lycée franco-arabe de Damas, le très chic Al-Hourriet, le troisième des cinq enfants du raïs syrien apprend le français – qu’il parle et lit, depuis, assez aisément tout comme l’anglais –, passe son baccalauréat et s’inscrit à la faculté de médecine de la même ville. Suit une spécialisation en ophtalmologie à l’hôpital militaire Techrine, puis un long stage de deux années à Londres, auprès d’ophtalmologues britanniques réputés et au sein d’un hôpital de pointe dans le domaine de la chirurgie oculaire.

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Rifat al-Assad, l’oncle félon

Le 21 janvier 1994 survient le décès brutal de Bassel. Puis ses obsèques qui rassemblèrent, dit-on, plus de monde que six ans plus tard celles de son père. Bachar rentre à Damas, où il apparaît, dès le mois de février, aux côtés de Hafez al-Assad, dans les habits, alors trop grands pour lui, d’héritier présumé. Les services de propagande du Baas lui fabriquent une image et tentent de le rendre populaire. Un peu partout, alors que les réseaux de Rifat, son oncle félon, s’emploient à le discréditer, des affiches apparaissent : « Bassel l’exemple, Bachar le futur ». Sans l’avoir voulu, le voici plongé dans une carrière militaire dont il va grimper les échelons quatre à quatre, au rythme d’une promotion tous les ans. Académie de Homs, commandant de bataillon de chars en 1995, capitaine en 1996, lieutenant-colonel en 1997, colonel en janvier 1999.

Avec beaucoup de savoir-faire et sans apparaître comme un militaire d’opérette, celui que chacun appelle « le docteur Bachar » parvient à s’imposer au sein de l’armée, cette institution clé. Sans jamais atteindre celle dont jouissait son frère aîné, sa popularité va croissant. Bachar est de manières simples, plutôt austères. Célibataire endurci, il sort le soir au restaurant avec ses amis, sans gardes du corps. L’élite syrienne se reconnaît en ce passionné d’ordinateurs, qui fonde et dirige une Société scientifique pour l’informatique, dont le but avoué est de combler le vertigineux retard technologique du pays. Bachar organise, en 1998, le premier salon consacré à l’Internet et au multimédia. Assidu aux conférences du mardi, qui rassemblent dans une villa du quartier chic de Mezzé, à Damas, le gratin des réformateurs, il rêve de mettre un ordinateur dans chaque foyer, de développer le réseau de téléphonie cellulaire, et souhaite que « chacun puisse lire et voir ce qu’il veut ». De quoi faire frissonner les omniprésents services de sécurité.

Originaire de Damas – et non provincial comme son père –, ouvert sur le monde, fan de Phil Collins et de Whitney Houston, Bachar al-Assad est toujours resté à l’écart des exactions du régime et apparaît comme le porte-drapeau de la société civile syrienne. Qu’elle soit sunnite ou alaouite, la bourgeoisie se reconnaît en lui.

Les riches, oui. Mais pas uniquement. Bachar n’a pas le goût du luxe. Sa grande idée – « une véritable obsession », confie l’un de ceux qui l’ont rencontré dans sa petite villa sans apprêts du quartier présidentiel de Damas, c’est la lutte contre la corruption. D’elle, pense-t-il, vient tout le mal qui ronge une économie bureaucratisée à l’extrême, en récession depuis 1996 et dont le taux de croissance a été, l’an dernier, nul.

Sans cesse conforté par son père qui lui confie, en 1997, la gestion du dossier libanais – son banc d’essai en politique –, Bachar est le principal inspirateur de la vaste campagne anticorruption qui a secoué la Syrie en 1999. Un violent coup de balai qui s’est soldé par des arrestations, des morts suspectes, le suicide d’un ancien Premier ministre et le départ en exil de l’ex-chef d’état major de l’armée, le général Chehabi. La campagne s’est achevée, en mars dernier, avec un important remaniement, marqué par l’entrée au gouvernement de plusieurs ministres technocrates favorables, comme lui, au desserrement du contrôle étatique et à une certaine dose de dérégulation de l’économie, dans un pays où le revenu annuel par habitant est passé de 1 500 dollars en 1995 à environ 1 000 dollars aujourd’hui.

Politiquement, l’opération mains propres à la syrienne a considérablement renforcé les positions de Bachar, dès avant la mort de son père. Mais on aurait tort d’en tirer des conclusions hâtives. Ouvert et réformiste certes, il assume également l’héritage de prudence, de lenteur et de conservatisme légué par son père : « Nous nous devons de tenir sans cesse compte de l’aspect social, il ne faut pas être brutal », déclarait-il récemment. La Syrie est entrée dans une période d’introspection. S’attendre à un aggiornamento rapide de l’économie et à un démantèlement des étouffants services de sécurité, sous la houlette d’un Juan Carlos syrien, serait donc illusoire.

Si Bachar al-Assad est, semble-t-il, parvenu à se faire respecter au sein de sa propre famille et à s’imposer, à la fois dans les centres et dans les vitrines du pouvoir, le fardeau laissé par son père est considérable. Déficit béant dans le domaine des droits de l’homme, difficultés grandissantes à gérer les états d’âme d’une armée composée majoritairement de sunnites mais dirigée par un état-major avant tout alaouite, remise en ordre au sein même de la communauté alaouite (entre 10% et 13% de la population), d’autant plus complexe qu’elle est taraudée par la propagande hostile de Rifaat al-Assad et que son éclatement en clans rivaux la rend quasi acéphale.

La Syrie, boîte de Pandore

À l’évidence, le temps où, en Syrie, tout était prévisible et rien ne bougeait est aujourd’hui révolu. Bachar ne l’ignore pas, qui compte sur une équipe restreinte de promotionnaires de l’Académie militaire de Homs pour verrouiller son pouvoir. Parmi eux, le jeune général Assef Chaoukat, 38 ans, l’époux de sa sœur Bouchra, désormais patron de la Sécurité militaire. C’est lui qui, sur ordre de Bachar, au début de cette année, a placé en résidence surveillée le redoutable Ali Douba, chef des « brigades de sûreté » depuis plus de vingt ans. Il y a là aussi Massaf Tlass, et, bien sûr, Maher al-Assad, son jeune frère (33 ans), capitaine de la Garde républicaine.

Comment ouvrir le champ économique sans ouvrir la boîte de Pandore des frustrations politiques ? Comment desserrer l’étau de ce qui demeure, à bien des égards, une dictature, sans remettre en cause, au moins pour l’instant, la prépondérance de la minorité alaouite ? Comment instiller une dose de démocratie sans provoquer des réactions hostiles dans le monde kafkaïen des multiples services de sécurité ? Comment acquérir cet « instinct de tueur » qu’avait son père, indispensable pour survivre dans un environnement politique féroce où chacun guettera ses faux pas ?

Les défis sont multiples, d’autant qu’en matière de politique extérieure Bachar al-Assad apparaît relativement inexpérimenté. « Aura-t-il l’autorité pour reprendre les discussions [avec Israël], pour parvenir à un accord, ce qui est évidemment souhaitable ? » s’interrogeait, le 14 juin, en Conseil des ministres, Hubert Védrine, le ministre français des Affaires étrangères – communication destinée à demeurer à usage interne et rendue publique par une maladresse, calculée ou non, du porte-parole du gouvernement français.

Question cruciale, d’autant qu’en la matière les signaux envoyés par Bachar lors de ses rares interviews sont pour le moins contradictoires : parfois conciliants à l’égard de l’État hébreu, parfois intransigeants. Le probable maintien à son poste de Farouk al-Chara, le chef de la diplomatie, que l’on dit proche du nouveau chef de l’État, devrait garantir, au moins pour un temps, le maintien de la principale revendication syrienne dans les négociations de paix : le retour à la frontière du 4 juin 1967, avant le déclenchement de la guerre des Six Jours. En Syrie, à propos du Golan, comme au Maroc à l’égard du Sahara, les périodes de succession ne sont pas propices aux concessions…

Sa bête noire : Saddam Hussein

Pour le reste, on sait que Bachar al-Assad et Abdallah de Jordanie s’entendent fort bien et que le nouvel homme fort de Damas entretient d’excellentes relations dans le Golfe et en Arabie saoudite – ce qui n’était guère le cas de son père. On devine qu’il exècre Saddam Hussein, le frère ennemi du baasisme, au point de le qualifier, devant la presse koweïtienne, de « bête humaine » (son entourage s’employa par la suite à tempérer ces propos).

On sait, enfin, qu’il ignore à peu près tout du Maghreb et ne connaît des palais présidentiels occidentaux que celui de l’Élysée, où il fut reçu par Jacques Chirac au mois de novembre dernier. C’est tout et c’est encore bien peu pour un homme qui confiait, il y a deux mois, à quelques journalistes américains, sa soif de savoir : « Plus vous voyagez, plus vous voyez de choses, plus vous vous améliorez ; la connaissance est sans limites ». D’ores et déjà, pourtant, le style a changé. Les hôtes de marque qui ont pu s’entretenir avec lui le 15 juin, en marge des obsèques, ont pu mesurer la différence. Là où son père s’embarquait dans de longs monologues truffés de circonvolutions historico-culturelles, finalement très orientales, lui se contente de poser des questions, d’écouter, et de mettre un terme à l’entretien.

Si l’on s’en tient au témoignage d’Émile Lahoud, la dernière phrase de Hafez al-Assad, samedi 10 juin, a été celle-ci : « Notre destin est de construire pour nos enfants des lendemains qui les rassurent ; notre devoir est de leur léguer un héritage meilleur que celui qui nous avons eu. » L’avenir proche dira si le Lion de Damas a su se conformer à son destin et à son devoir.

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