À Ben Guerdane, les familles pleurent leurs proches morts à La Mecque

Plus de 1 300 pèlerins sont officiellement morts lors du dernier hajj en Arabie saoudite, dont plus de 60 Tunisiens. Et des dizaines, partis pour la plupart hors du circuit officiel, sont encore portés disparus. Jeune Afrique s’est rendu à Ben Guerdane, auprès des familles de certaines des victimes.

Ammar Ben Mabrouk Jouili dont la femme Soltana, en photo, a disparu lors du dernier Hajj en Arabie saoudite, à  Ben Guerdane, le 28 juin 2024. © Lilia Blaise

Ammar Ben Mabrouk Jouili dont la femme Soltana, en photo, a disparu lors du dernier Hajj en Arabie saoudite, à Ben Guerdane, le 28 juin 2024. © Lilia Blaise

Publié le 5 juillet 2024 Lecture : 7 minutes.

« Si jamais quelqu’un a des nouvelles de ma femme, n’hésitez pas à contacter ma famille, via Facebook ou même le consulat tunisien en Arabie saoudite. » Les traits tirés, chéchia en coton brodée du symbole de la Kaaba en couvre-chef, Ammar Jouili, 74 ans, lance cet appel de détresse lors de l’interview. Il tient entre ses mains tremblantes son téléphone où s’affiche la photo de son épouse Soltana, 70 ans, et une copie de sa carte d’identité. Originaire de la ville de Ben Guerdane dans le sud tunisien, frontalière avec la Libye, il est rentré du hajj sans sa femme et attend anxieusement de ses nouvelles depuis.

Plus de 50 degrés

Dans la maison familiale, impossible de faire le deuil sans savoir si Soltana est morte, comme les 60 autres pèlerins tunisiens décédés lors de ce pèlerinage particulièrement meurtrier en raison des fortes températures et de l’afflux massif de fidèles. Soucieux de bien accueillir, malgré sa tristesse, Ammar offre de l’eau de zamzam, l’eau de source de La Mecque, et des dattes à ses visiteurs, comme le veut la tradition lorsque qu’un pèlerin rentre du hajj. Mais dans ses yeux, le chagrin est palpable.

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Soltana s’est égarée la veille de l’Aïd, alors que le couple venait de rentrer du mont Arafat, la montagne de miséricorde située à une vingtaine de kilomètres de La Mecque. Cette étape est l’une des plus importantes dans le rite du pèlerinage et attire chaque année des milliers de fidèles qui campent sur place. Alors qu’ils s’étaient munis de leurs pierres pour effectuer le rite de la lapidation de Satan à Mina, un site sur la route du mont Arafat à 5 km de la ville sainte, Soltana s’évanouit. Les chaleurs sur place ont dépassé la barre des 50 degrés cette année.

« Je lui ai mis de l’eau sur le visage et j’ai tenté de la réanimer, explique Ammar, puis je suis allé faire la queue dans une échoppe pour acheter plus d’eau. Je l’ai laissée avec deux autres femmes, des Égyptiennes, pendant que j’attendais mon tour. La file d’attente était tellement longue », se rappelle le pèlerin. Il tente aussi de chercher une ambulance, en vain. Le soleil brûlant et la chaleur le fatiguent et, lorsqu’il revient à l’endroit où sa femme est restée inconsciente, elle a disparu. Elle aurait tenté de le rejoindre et se serait égarée, pense Ammar. Sans téléphone, ni papiers d’identification sur elle, impossible de la retrouver.

« Je n’arrivais plus à marcher, je commençais à me sentir mal donc je suis rentré vers notre hébergement. J’ai tenté de demander de l’aide à d’autres pèlerins mais tout le monde était assommé par la chaleur et le soleil. Je suis ressorti la chercher en taxi, je n’ai jamais réussi à retrouver sa trace », continue Ammar, les épaules affaissées et l’air accablé. Son neveu, qui travaille en Arabie saoudite, a tenté de l’aider pendant le reste du séjour mais le vieil homme a dû se résoudre à rentrer, seul. « Je ne sais pas si elle est morte, j’aimerais juste qu’on me dise si jamais on retrouve son corps, que je puisse faire le deuil », dit-il.

Le voyage d’une vie

Ammar et sa femme n’étaient pas enregistrés auprès des autorités saoudiennes et tunisiennes comme pèlerins et donc ne portaient pas sur eux le fameux badge qui permet de repérer les différents groupes de fidèles, leurs pays d’origine, et leur circuit d’organisation. Ils se sont rendus en Arabie saoudite via un rabatteur, hors des quotas octroyés par le pays à la Tunisie, qui étaient cette année de 10 982 pour plus de 200 000 candidatures.

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« Tout le monde part au hajj comme ça à Ben Guerdane, sinon on peut attendre toute notre vie d’être tiré au sort », explique Ammar Jouili, qui a payé 10 000 dinars (3 000 euros) à un intermédiaire au lieu des 21 000 dinars (6 200 euros) exigés lors du circuit officiel. « C’est un homme connu, qui est un habitué du pèlerinage et qui connaît très bien les lieux. Il s’occupe de tout, visas, passeport et hébergement, mais c’est vrai qu’ensuite, nous sommes un peu livrés à nous même. Nous faisons tout à pied et c’est très fatigant mais j’assume ma responsabilité. Nous partons tous de cette façon », insiste Ammar.

Que les gens soient partis illégalement ou non, ils restent des Tunisiens. Nous nous devons de les retrouver et d’apporter de l’apaisement à leurs familles.

Mustapha AbdelkebirPrésident de l’Observatoire pour les droits humains

D’autres, comme Fatiha Sayari, ont perdu leurs proches à cause des mouvements de foule et des chaleurs. Cette femme, également originaire de Ben Guerdane, a mis six jours avant de retrouver le corps de son mari. Ils s’étaient perdus lors d’une prière à la mosquée. Il est mort d’une crise cardiaque. « C’est très compliqué sur place car vous ne savez pas à qui vous adresser », explique-t-elle. « Il y a tellement de monde, j’ai été dans les hôpitaux, j’ai essayé de voir avec d’autres groupes de pèlerins mais c’est vraiment difficile de retrouver quelqu’un. Dans mon cas, c’est le rabatteur qui nous avait organisé le voyage qui a pu retrouver son corps et il a été enterré sur place, comme le veut la tradition. »

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Fatiha s’est résignée à la mort de son mari « car ce voyage, c’était son objectif ultime, il m’avait même dit trois mois avant : si je meurs là-bas, c’est la volonté de Dieu, tu me laisses derrière toi. Je ne rejette la responsabilité de sa mort sur personne, c’est ainsi. » Elle a achevé son pèlerinage sans lui et a aidé de nombreux pèlerins en cours de route. « Je passais mon temps à donner de l’eau aux uns et aux autres, j’en ai vu beaucoup tomber de fatigue ou au bord de l’évanouissement à cause de la chaleur, c’était très dur. »

La responsabilité des rabatteurs

Ce phénomène de pèlerinage parallèle, très peu encadré, n’est pas prêt de s’arrêter selon Mustapha Abdelkebir, président de l’Observatoire pour les droits humains, une association basée dans le sud. « C’est malheureusement un peu dans la mentalité de notre région. Ben Guerdane est une ville qui repose sur l’économie de la contrebande transfrontalière, donc le réflexe de contourner le système officiel n’est pas nouveau », explique-t-il.

Environ 6 000 pèlerins sont partis de la région, très peu grâce au système étatique de quotas, et parmi les décès, une grande majorité vient du gouvernorat de Médenine, où se trouve Ben Guerdane. « Cela fait des dizaines d’années que c’est comme ça. Avant l’instabilité en Libye, les pèlerins passaient par la Libye et allaient en Arabie saoudite depuis l’Égypte, via des visas touristiques, bien avant le hajj. Ils restaient discrets, cachés dans des maisons à proximité de La Mecque et se fondaient dans la foule de pèlerins au moment de la période du hajj. Maintenant c’est le même système sauf que certains partent directement depuis Tunis, supposément pour la omra [petit pèlerinage qui peut se faire tout au long de l’année avec un visa touristique] et restent ensuite plus longtemps », ajoute Mustapha Abdelkabir, qui dit s’occuper de chercher avec les autorités, des informations sur les disparus.

« Pour moi, ajoute-t-il, les responsables, ce sont les rabatteurs ou les passeurs qui ont mis en place un réseau économique autour de ça. » Il compare le phénomène à celui des trajets en bateaux de l’immigration irrégulière en Méditerranée. Une impression qu’Ammar Jouli a également sentie sur place. « Les pèlerins déclarés ont des tentes avec l’air conditionné, ils voyagent dans des bus confortables, nous on s’abrite du soleil à l’ombre d’un arbre. Nous sommes bien des harragas (migrants clandestins, en dialecte tunisien) du hajj, c’est comme ça que l’on nous surnomme là-bas en tout cas. »

Mustapha Abdelkebir a été l’un des premiers à lancer l’alerte sur les disparitions de pèlerins alors que le ministre des Affaires religieuses tunisien niait un quelconque problème. Ce dernier a d’ailleurs été limogé dans la foulée de l’annonce des premiers morts, le 21 juin. « Que les gens soient partis illégalement ou non, ils restent des Tunisiens et donc nous nous devons de les retrouver et d’apporter de l’apaisement à leurs familles », estime Mustapha Abdelkebir.

La mort des pèlerins, relayée sur les réseaux sociaux, a créé une polémique importante en Tunisie. Un émoi que la Fédération tunisienne des agences de voyages et de tourisme a tenté de calmer en mettant en place une cellule de crise pour gérer la situation avec les autorités. Sami Ben Saidane, vice-président de la Fédération, alerte sur  les pratiques peu scrupuleuses des rabatteurs, « qui profitent de l’absence des agences de voyage sur le marché du Hajj puisque c’est un monopole d’Etat, géré par le ministère des affaires religieuses et la Société nationale des résidences. Ces intermédiaires exploitent la vieillesse de certaines personnes et leur font miroiter un Hajj au rabais. C’est terrible parce qu’ils utilisent la religion et leur piété pour leur vendre quelque chose de dangereux. »

Dans le cadre du hajj organisé via le circuit étatique et légal, précise-t-il, « il y a quantité d’instructions et de précautions données aux pèlerins avant leur départ, même s’il n’y a pas de risque zéro vu le monde une fois sur place ». Il appelle également à ce que les pèlerins qui ont perdu des proches dans ce pèlerinage portent plainte contre les rabatteurs pour fraude.  Le même phénomène de pèlerinage irrégulier a touché l’Égypte qui a perdu plus de 600 pèlerins cette année dont 28 seulement étaient partis via le système officiel de quotas.

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