Ridha Moumni, des antiquités de Carthage aux enchères de Christie’s

L’historien tunisien passionné par l’archéologie et l’art moderne a pris la direction du département d’art du Moyen-Orient et de l’Afrique chez Christie’s depuis six mois. Portrait.

Ridha Moumni est Président du département Moyen-Orient et Afrique chez Christie’s. © Paul Quezada-Neiman/Alamy

Ridha Moumni est Président du département Moyen-Orient et Afrique chez Christie’s. © Paul Quezada-Neiman/Alamy

Publié le 22 août 2024 Lecture : 6 minutes.

Du sud tunisien aride mais tempéré par la fraîcheur des oasis, Ridha Moumni, historien d’art, garde surtout l’attachement aux origines familiales et au passé historique de la région. Il parle avec nostalgie du paysage naturel et du musée militaire du village natal de son père, Mareth, construit sur la ligne de défense créée par les Français en 1936 afin de protéger la région d’une éventuelle attaque italienne. Cette « ligne de Maginot du désert » qui s’étend sur 45 kilomètres, est devenue ensuite une fortification importante durant la campagne de Tunisie contre les Allemands, en 1943.

Pour le jeune adolescent, déjà passionné par l’histoire et l’archéologie, ce musée représente à lui seul  l’importance de préserver la mémoire culturelle du pays, quelles que soient les distorsions des récits politiques ou coloniaux. Plus tard, la question de l’appropriation de l’histoire demeurera au cœur de sa carrière de président du département du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord au sein de la société de vente aux enchères Christie’s, à Londres (Royaume-Uni).

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À l’origine d’une exposition sur le passé beylical tunisien

Le parcours de l’historien témoigne d’une continuité autour de cet idéal. Après une scolarité paisible entre Alger, Tunis et d’autres pays en fonction des affectations de son père diplomate, il enchaîne avec des études universitaires à la Sorbonne sur l’art de la Rome antique en Afrique du Nord, puis s’intéresse à des périodes plus contemporaines. Il obtient son doctorat quatre jours avant la révolution tunisienne, alors qu’il est pensionnaire de la Villa Médicis à Rome. Un événement qui le pousse à rentrer en Tunisie en 2014.

La Tunisie est un pays qui a soif d’histoire et de culture.

Ridha Moumni

De retour, il met en place la première exposition sur le passé beylical de la Tunisie au Palais Ksar Saïd de Tunis. Une exposition d’envergure qui constitue un premier pas vers la réappropriation de périodes historiques mises de côté par le discours officiel après l’indépendance du pays : les Beys étaient associés au protectorat français. « Nous avons exposé une collection patrimoniale allant de 1830 à 1881, appartenant à l’État tunisien, qui n’avait jamais été dévoilée au grand public. La Tunisie est l’un des rares pays des mondes arabe et africain à posséder une collection qui représente le pouvoir, datant du XIXème siècle, et qui a un intérêt artistique et historique exceptionnel », explique Ridha Moumni.

Avec près de 50 000 visiteurs, l’exposition L’Éveil d’une Nation : l’art à l’aube d’une Tunisie moderne est un immense succès en pleine crise postrévolutionnaire, dans un pays meurtri par deux assassinats politiques en 2013. « C’était un moment d’appropriation de l’histoire pour les visiteurs tunisiens car nous avons exposé la première constitution de 1861 et le texte original de l’abolition de l’esclavage de 1846. Certes, la collection d’art représente l’élite politique tunisienne et pas forcément le peuple mais c’est pour le grand public que nous avons organisé cette exposition », insiste-t-il. Le projet lui a permis de réaliser le rôle social de sa profession de curateur d’art, son utilité publique « dans un pays qui a soif d’histoire et de culture ».

Déconstruction des stéréotypes ethno-raciaux

Désormais, pour Ridha Moumni, l’art peut être utilisé contre l’effacement de la mémoire collective. Ce principe continue de le guider depuis ses débuts chez Christie’s, où il a été engagé en 2021 après avoir été chercheur dans le programme Aga Khan d’art et d’architecture islamique pendant trois années à l’université d’Harvard. « Là aussi, mon projet de recherche était lié à la Tunisie et portait sur le sujet très peu connu des collections d’antiquités constituées par les dignitaires tunisiens au XIXe siècle. » Avec cette recherche, il met en valeur un travail effacé par « le narratif colonial développé autour de l’objet antique ».

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À l’époque, les fouilles archéologiques étaient la chasse gardée des historiens et archéologues français, la Tunisie étant sous protectorat. « Leur écriture de l’histoire archéologique a complètement omis de citer les acteurs culturels tunisiens, parmi lesquels nous comptons le premier collectionneur tunisien à avoir fouillé Carthage et rassemblé une collection unique d’antiquités exposée successivement lors des expositions universelles de 1867 et en 1873 », souligne Moumni. Une approche patrimoniale de l’art local complètement omise par le discours colonial. « Ces pans de l’histoire de l’art permettent à une échelle plus global, de déconstruire des stéréotypes ethno-raciaux et la notion d’infériorité culturelle de populations vis-à-vis d’autres », ajoute l’historien.

Après s’être plongé dans les ruines antiques, le jeune Ridha Moumni a dû persévérer pour se faire une place dans le monde très concurrentiel de l’art contemporain. Poussé par le succès de L’Éveil d’une nation et par son expérience professionnelle américaine, l’envie de s’impliquer dans l’art contemporain le titille. Il rejoint Christie’s en 2021 pour développer les ventes d’art moderne et contemporain du Moyen-Orient et élaborer une stratégie afin que la maison de ventes aux enchères soit plus visible dans le monde arabe et en Afrique du Nord. Pendant l’été, Moummi est libre d’organiser des expositions, une première pour la société d’enchères. « Il n’y a pas de ventes aux enchères durant l’été, donc c’est une manière d’ouvrir nos portes aux visiteurs, sachant que nous nous trouvons dans le centre de Londres, au cœur du quartier de Saint James, à quelques pas de la National Gallery. »

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Valoriser l’art tunisien

En 2023, il lance la première exposition d’art moderne et contemporain du monde arabe de Christie’s. Laquelle, à travers 150 œuvres, peintures, sculptures et installations, retrace toute l’histoire artistique de la région de 1939 à 2023. Une grande partie des œuvres était prêtée par la fondation d’art moderne et contemporain émiratie, Barjeel. Beaucoup d’artistes nord-africains n’avaient jamais été exposés au Royaume-Uni. Ce premier pont est essentiel pour Ridha Moumni qui entend toujours valoriser l’art de sa région, encourageant dès que possible la visite des artistes tunisiens à l’international.

Cette année, après avoir organisé chez Christie’s Paris l’exposition Spectres Visibles, consacrée aux artistes d’Afrique du Nord, il propose une rétrospective sur le plasticien saoudien Ahmed Mater, l’un des plus célèbres dans le monde arabe. « Il y a un intérêt réel des visiteurs pour la région, motivé par l’inclusion de ces artistes dans les expositions importantes et dans des galeries de premier plan », explique-t-il. Les œuvres de l’artiste saoudien témoigneraient des changements politiques, sociétaux et culturels qu’expérimente l’Arabie saoudite ces dernières années. « Le travail d’Ahmed Mater est à la fois une recherche plastique exceptionnelle qui porte un regard critique sur l’identité saoudienne contemporaine et une réflexion sur la tradition artistique locale », déclare Ridha Moumni qui soutient aussi que la jeune génération de visiteurs arabes possède des connaissances sur le monde artistique « que [sa] génération ne possédait pas ».

Notre rôle est de pouvoir donner une visibilité et les clés de compréhension pour que les jeunes générations puissent s’approprier leur propre histoire.

Ridha Moumni

« Par exemple, les jeunes irakiens s’identifient aujourd’hui dans l’art de Jawad Saleem, l’un des plus grands artistes irakiens du 20e siècle. Cette reconnaissance de l’héritage artistique local est significative, et notre rôle est de pouvoir donner une visibilité et les clés de compréhension pour que les jeunes générations puissent s’approprier leur propre histoire ».  Il estime néanmoins qu’il faut rendre plus accessibles les collections nationales, les utiliser dans le cadre de l’enseignement de l’art, et leur donner plus de visibilité à l’étranger, « que ce soit pour les chercheurs et académiciens, que pour les institutions muséales et les galeries internationales. Il faut que l’on s’inscrive dans un contexte régional qui connait actuellement une dynamique remarquable. »

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