Mohamed Tozy : au Maroc, « le PJD voulait être le parti du roi ! »

Quels sont les scénarios possibles pendant et après les élections législatives du 25 novembre au Maroc ? Le système et la classe politique changent-ils ou peuvent-ils faire semblant ? Le politologue marocain Mohamed Tozy nous livre son analyse.

Pour Tozy, la classe politique marocaine use des « vieilles recettes d’implantation clientéliste. » © D.R.

Pour Tozy, la classe politique marocaine use des « vieilles recettes d’implantation clientéliste. » © D.R.

Publié le 24 novembre 2011 Lecture : 6 minutes.

Maroc : législatives anticipées 2011
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Maroc : législatives anticipées 2011

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Jeune Afrique : Avec la nouvelle Constitution marocaine, peut-on s’attendre à un fort taux de participation aux législatives, supérieur en tout cas aux 37 % de 2007 ?

Mohamed Tozy : C’est l’un des grands enjeux de ces élections. Pour trois raisons au moins. Tout d’abord, une participation de 73 % au référendum constitutionnel fixe un seuil très élevé de crédibilité. Un taux de 10 % inférieur apparaîtrait comme un échec politique.

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La deuxième raison vient de la Tunisie et de ses 90 % de participation aux élections à la Constituante, le 23 octobre. On en déduit que les Arabes sont politisés dès lors qu’ils sont libres. A contrario, une faible participation signifierait absence de liberté ou défiance à l’égard du pouvoir.

Le troisième motif de l’importance attachée à la participation est qu’on a affaire pour la première fois à un camp du boycott structuré autour d’acteurs qui comptent et qui ont changé de stratégie : le Parti socialiste unifié (PSU), qui avait toujours participé, et Al Adl wal Ihsane, qui trouve intérêt depuis le 20 février à revenir dans le jeu politique. Jusqu’à présent, l’organisation de Cheikh Abdessalam Yacine disait ne pas être concernée par les élections, tout en s’en appropriant les résultats : la forte abstention, c’est nous, la victoire des islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), c’est encore nous, l’échec du même PJD, c’est toujours nous ! En appelant au boycott, Al Adl fournit une mesure de son influence plus proche de la réalité.

À la veille du scrutin, la mobilisation ne semble pas intense…

C’est une fausse impression. Partout les aspirants à la candidature sillonnent le Maroc. Les programmes, quand ils existent, restent secondaires. La classe politique, toutes tendances confondues, a recours aux vieilles recettes d’implantation clientéliste. Ce qui donne des maux de tête aux responsables des partis chargés d’établir les listes de candidats dans chaque circonscription. Ils ont du mal à arbitrer entre les nouvelles élites susceptibles de porter des projets et les notables installés de longue date. Par sécurité, on a tendance à reconduire les anciens, quitte à sacrifier les velléités de réformes.

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La future Chambre sera-t-elle constituante ?

Sa première mission est de produire les lois organiques. Il s’agit de procéder à ce qu’on appelle tanzil, littéralement « faire descendre » dans la réalité, c’est-à-dire donner une interprétation à un texte qui offre une lecture aussi bien archaïque que moderniste.

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Ce sont les lois organiques qui vont préciser les attributions et le mode de fonctionnement des principales institutions : Conseil des ministres, Parlement, Conseil supérieur de la magistrature, mais aussi toutes les institutions consacrées à la régulation et à la nouvelle gouvernance (Haute Autorité de communication audiovisuelle, Conseil national des droits de l’homme, Conseil de la concurrence, etc.).

Les partis marocains ne pourront plus se défausser sur autrui et devront prendre leurs responsabilités.

Estimez-vous que la classe politique est à la hauteur de cette mission ?

De toute façon, les partis sont obligés de faire le travail ! Ils ne pourront plus se défausser sur autrui et devront prendre leurs responsabilités. Ils auront à se prononcer sur les grandes questions qu’implique la mise en œuvre de la Constitution : rapports entre religion et politique, indépendance de la justice, rôle de chef du gouvernement, parité dans les postes à responsabilités… À la lumière du Printemps arabe, la recomposition et le renouvellement de la classe politique marocaine deviennent plus que jamais indispensables. Après les révolutions de la région, tous les régimes ont ressenti le besoin impérieux de connaître les rapports de force réels dans leurs pays respectifs, pour s’adapter et survivre. Or seules des élections libres et crédibles sont à même de les dévoiler. L’exigence de vérité à cet égard est encore plus forte pour la monarchie marocaine, qui a appris, au fil des siècles, à cultiver l’anticipation et l’adaptation en tenant compte de ces rapports dans toute leur réalité.

Tout le monde s’attend à une victoire du PJD…

Ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Les élections se jouent dans un mouchoir de poche. Cinq partis seraient au coude à coude : PJD, Istiqlal, Mouvement populaire (MP), Rassemblement national des indépendants (RNI) et Parti Authenticité et Modernité (PAM). Normalement, aucun d’entre eux ne devrait dépasser 20 % des suffrages.

Verra-t-on un chef du gouvernement issu du PJD ?

Oui, s’il arrive en tête.

Aura-t-il la majorité requise pour avoir la confiance du Parlement et gouverner ?

C’est une autre affaire, qui dépend de sa capacité à conclure des alliances. Ce qui est sûr, c’est que huit partis (G8) d’inégale valeur se sont coalisés autour du RNI avec l’intention proclamée de refuser toute alliance avec le PJD. Reste une autre alliance potentielle ou théorique : avec la Koutla (Istiqlal, Union socialiste des forces populaires, Parti du progrès et du socialisme). Or, ici, rien n’est joué pour le moment. Apparemment, les dirigeants de la Koutla attendent le verdict des urnes pour se prononcer sur leur participation au gouvernement et sur les alliances qui leur conviennent.

Et si le PJD, vainqueur, ne parvient pas à conclure d’alliance ?

Le roi devrait selon toute vraisemblance faire appel au parti suivant dans le classement issu des urnes.

Psychologiquement, politiquement, cela risquerait de donner une mauvaise impression, surtout après le triomphe d’Ennahdha en Tunisie

Peut-être. Mais il ne faut pas oublier qu’en Tunisie Ennahdha était, après l’élimination du Rassemblement constitutionnel démocratique, le seul parti fort en lice. En outre, Rached Ghannouchi et ses amis avaient fait évoluer leur formation en menant une réflexion sérieuse sur l’État séculier et sa compatibilité avec l’héritage islamiste. Ce qui n’est pas le cas du PJD, qui a préféré, au nom du pragmatisme, jouer son va-tout sur le conservatisme.

Le PJD n’a pas voulu prendre de risques et a parié sur une alliance avec les forces les plus conservatrices.

Pendant la rédaction de la Constitution, entre mars et juillet, le PJD s’est démené…

Au cours des auditions des partis et de la société civile, organisées par la « Commission des 19 » [présidée par Abdeltif Menouni et chargée par le roi de rédiger le projet de Constitution, NDLR], le PJD a présenté une large palette de positions à travers ses différentes organisations satellites [femmes, jeunes, militants des droits de l’homme, théologiens, etc.]. Cela allait de l’acceptation implicite de la liberté de conscience [Karama, association de droits de l’homme] à une conception plus théologique du pouvoir [Mouvement Unicité et Réforme]. Or, au moment de l’arbitrage interne entre ces tendances passablement contrastées, le PJD n’a pas voulu prendre de risques et a parié sur une alliance avec les forces les plus conservatrices. Il a mis en avant sa singularité idéologique, alors qu’il avait jusqu’à présent affiché sa « banalité », se présentant comme un parti parmi d’autres. Parallèlement, il s’efforçait d’incarner une certaine modernité politique et se vantait même d’avoir inspiré les performances de l’AKP turc.

La posture adoptée par le parti islamiste pendant l’élaboration de la Constitution correspondait à un calcul précis. Le PJD caressait l’espoir de devenir tout bonnement le parti du roi ! Les tractations entre les partis et le ministère de l’Intérieur sur le code électoral [découpage, conditions d’éligibilité, etc.] l’ont rapidement convaincu de son erreur. Du coup, il s’est replié sur un discours moral [intégrité des candidats, lutte contre la corruption électorale…] pour se rapprocher de la Koutla et jeter les bases d’une alliance avec celle-ci. Ce n’est pas suffisant semble-t-il.

Aucun scénario ne semble donc s’imposer pour l’après-25 novembre ?

Le jeu est très ouvert. Une chose est sûre : le prochain gouvernement, avec ou sans le PJD, devrait procéder à une véritable rupture quant à son programme et aux hommes et femmes chargés de l’appliquer. Le pays veut des nouvelles idées et des nouvelles têtes. Autrement, les réformes profondes issues de la Constitution resteront en rade. Et le Mouvement du 20 février, à travers ses multiples expressions, gauchiste, adliste, ou citoyenne, restera l’invité surprise des débats politiques dans le royaume.

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Propos recueillis à Casablanca par Hamid Barrada

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