Les bonnes feuilles du dernier roman de Mia Couto

Avant la rentrée littéraire, J.A. vous propose chaque semaine, en exclusivité, l’extrait d’un ouvrage à paraître. Troisième livraison avec le dernier roman de l’écrivain mozambicain Mia Couto, « L’Accordeur de Silence ».

Mia Couto. © www.cultura.ba.gov.br

Mia Couto. © www.cultura.ba.gov.br

Publié le 11 août 2011 Lecture : 7 minutes.

Mia Couto est un poète. Un orfèvre qui aime ciseler la langue portugaise et jouer avec les mots. Un musicien subtil qui a fait de la saudade son hymne et sa passion. À la lecture de son dernier roman, L’Accordeur de silences, l’on ne peut que se laisser emporter par la musicalité de ses phrases et l’inventivité des images.

Mwanito, 11 ans, né pour se taire, voit son monde voler en éclats quand il rencontre pour la première fois une femme. Depuis l’âge de 3 ans, il vit à Jérusalem, un « désert habité uniquement par cinq hommes ». Une réserve de chasse dans laquelle son père, Silvestre Vitalício, a choisi de « garder ses enfants pour soi, hors du monde, loin du temps », à la mort de sa femme, Dordalma (Douleurdâme). Démiurge tout-puissant, Silvestre Vitalício interdit à ses enfants, Mwanito et Ntunzi, son frère aîné, de sortir de leur prison familiale. Mais aussi de rêver, de pleurer, de lire, de se souvenir de l’existence du monde extérieur et, surtout, de leur mère, qui « a perdu la vie, après s’être perdue dans la vie ». Une absence qui endolorit le cœur de Mwanito. Mais le jeune garçon finira par apprendre la vérité et découvrir que « le monde n’est pas mort ». Saura-t-il alors renouer avec l’humanité ? Extrait.

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La famille, l’école, les autres, tous élisent pour nous une clarté prometteuse, un territoire dans lequel briller. Les uns sont nés pour chanter, d’autres pour danser, d’autres simplement nés pour être autres. Je suis né pour me taire. Le silence est mon unique vocation. C’est mon père qui m’a expliqué : j’ai un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences. J’écris bien, silences, au pluriel. Oui, car il n’est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l’état de gestation.

Lorsqu’on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, je n’étais pas prostré. J’étais comblé, l’âme et le corps habités : je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J’étais un accordeur de silences.

Viens mon enfant, viens m’aider à rester silencieux.

À la fin de la journée, mon vieux se calait sur la chaise de la terrasse. Et il en était ainsi toutes les nuits : je m’asseyais à ses pieds, regardant les étoiles là-haut dans le ciel noir. Mon père fermait les yeux, sa tête dodelinant d’un côté à l’autre, comme si un compas réglait cette tranquillité. Puis, inspirant profondément, il disait :

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Ce silence-là est le plus beau que j’ai entendu jusqu’à aujourd’hui. Je te remercie Mwanito.

Rester convenablement silencieux requiert des années de pratique. Chez moi, c’était un don naturel, legs de quelque ancêtre. Peut-être l’avais-je hérité de ma mère, dona Dordalma. Qui pouvait en être sûr ? Tellement silencieuse, elle avait cessé d’exister sans même qu’on ne remarque qu’elle ne vivait déjà plus parmi nous, les vivants en vigueur.

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Tu sais, mon enfant : il y a le repos des cimetières. Mais la tranquillité de cette terrasse est différente.

Mon père. Sa voix était si discrète qu’on aurait seulement dit une autre variété de silence. Il toussotait et sa toux rauque, celle-là, était une parole occulte, sans mots ni grammaire.

Au loin, à la fenêtre de la maison voisine, on entrevoyait une veilleuse tremblotante. Mon frère nous épiait certainement. Une culpabilité écornait mon cœur : j’étais l’élu, le seul à partager des proximités avec notre père éternel.

On n’appelle pas Ntunzi ?

Laisse ton frère. C’est avec toi que je préfère rester seul.

Mais j’ai presque sommeil, papa.

Reste encore un peu. Ce sont des colères, tellement de colères accumulées. J’ai besoin de noyer ces colères et n’ai pas le cœur à tant.

Quelles colères, mon père ?

Pendant de nombreuses années, j’ai alimenté des bêtes sauvages en croyant que c’étaient des animaux de compagnie.

Je me plaignais d’avoir sommeil, mais c’était lui qui s’endormait. Je le laissais somnolent sur sa chaise et retournais dans la chambre où Ntunzi, réveillé, m’attendait. Mon frère me regardait avec un mélange d’envie et de commisération :

Encore cette salade du silence ?

Ne dis pas ça, Ntunzi.

Ce vieux est devenu fou. Et le pire c’est que ce type ne m’aime pas.

Il t’aime.

Pourquoi est-ce qu’il ne m’appelle jamais ?

Il dit que je suis un accordeur de silences.

Et tu y crois ? Tu ne vois pas que c’est un grand mensonge ?

Je ne sais pas, mon frère, qu’est-ce que je dois faire, puisqu’il aime que je reste là, tout silencieux ?

Tu ne comprends pas que tout ça c’est du blabla ? La vérité c’est que tu lui rappelles notre défunte mère.

Mille fois Ntunzi m’a rappelé pourquoi mon père m’avait élu son préféré. La raison de ce favoritisme était survenue d’un seul coup : à l’enterrement de notre mère, Silvestre ne sachant pas étrenner son veuvage se réfugia dans un coin pour éclater en sanglots. Je m’approchai alors de mon père et il s’agenouilla pour affronter la tout-petitesse de mes trois ans. Je tendis les bras et au lieu d’essuyer son visage, je plaçai mes petites mains sur ses oreilles. Comme si je voulais le transformer en île et l’éloigner de tout ce qui avait une voix. Silvestre ferma les yeux dans cette enceinte sans écho et vit que Dordalma n’était pas morte. Son bras, aveugle, se tendit dans la pénombre :

Alminha !

Et jamais plus il n’a prononcé son nom. Ni évoqué le souvenir de l’époque où il avait été son mari. Tout cela devait être tu, enseveli dans l’oubli.

Et toi aide-moi, mon enfant.

Pour Silvestre Vitalício, ma vocation était définie : veiller sur cette incurable absence, garder les démons qui dévoraient son sommeil. Une fois, tandis que nous partagions des tranquillités, je risquai :

Ntunzi dit que je vous rappelle maman. C’est vrai, papa ?

C’est le contraire, tu m’éloignes des souvenirs. C’est ce Ntunzi qui me ramène des épines d’autrefois.

Vous savez, papa ? Hier j’ai rêvé de maman.

Comment tu peux rêver de quelqu’un que tu n’as jamais connu ?

Je l’ai connue, simplement je ne me rappelle pas.

C’est la même chose.

Mais je me souviens de sa voix.

Quelle voix ? Dordalma ne parlait presque pas.

Je me rappelle un calme qui ressemble, je ne sais pas, qui ressemble à de l’eau. Parfois, j’ai l’impression que je me souviens de la maison, du grand calme de la maison…

Et Ntunzi ?

Ntunzi quoi, papa ?

Il soutient qu’il se souvient de maman ?

Il n’y a pas un jour où il ne se souvient pas d’elle.

Mon père n’a rien répondu. Il a remâché sa rogne puis affirmé avec la voix rauque de celui qui est allé au fond de son âme :

Je vais dire une chose, je ne le répéterai plus jamais : vous ne pouvez ni vous souvenir ni rêver de rien, mes enfants.

Mais je rêve, papa. Et Ntunzi se rappelle tellement de choses.

Tout est faux. Ce dont vous rêvez, c’est moi qui l’ai créé dans vos têtes. Vous comprenez ?

Oui, papa.

Et ce dont vous vous souvenez, c’est moi qui l’allume dans vos têtes.

Le rêve est un dialogue avec les morts, un voyage au pays des âmes. Mais il n’y avait plus ni trépassés ni territoires des âmes. Le monde était parvenu à sa fin et son terme était un dénouement absolu : la mort sans morts. Le pays des défunts était annulé, le royaume des dieux aboli. Ce fut ainsi que mon père parla d’un trait. Jusqu’à aujourd’hui, cette explication de Silvestre Vitalício me semble lugubre et confuse. Toutefois, à ce moment-là, il fut péremptoire :

C’est pour ça que vous ne pouvez ni rêver ni vous souvenir. Car moi-même je ne rêve pas et ne me souviens pas non plus.

Mais papa, vous n’avez pas le souvenir de notre mère ?

Ni d’elle, ni de la maison, ni de rien. Je ne me rappelle plus rien.

Et il s’est levé, grinçant, pour réchauffer le café. Ses pas étaient ceux d’un baobab arrachant ses propres racines. Il a regardé le feu, comme s’il se contemplait dans un miroir, il a fermé les yeux et humé les vapeurs parfumées de la cafetière. Les yeux toujours fermés, il murmura :

Je vais dire un péché : j’ai arrêté de prier quand tu es né.

Ne dites pas ça, mon père.

Je te le dis.

Certains ont des enfants pour être plus proches de Dieu. Depuis qu’il était père, il était devenu Dieu. Ainsi parla Silvestre Vitalício. Et il poursuivit : les faux tristes, les méchants solitaires croient que leurs lamentations s’élèvent dans les hauteurs.

Mais Dieu est sourd, dit-il.

Faisant une pause pour prendre sa tasse et savourer son café, il conclut :

Quand bien même il ne serait pas sourd : quelle parole pour parler à Dieu ?

À Jérusalem, il n’y avait pas d’église en pierre, pas de croix. C’était dans mon silence que mon père érigeait sa cathédrale. C’était là qu’il attendait le retour de Dieu.

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