Que reste-t-il de Boumédiène ?

Trente-deux ans après sa mort, il est le seul ancien président qui n’ait pas sombré dans l’oubli et dont la popularité est toujours intacte, y compris chez les plus jeunes.

L’ancien président algérien Houari Boumédiène. © AFP

L’ancien président algérien Houari Boumédiène. © AFP

Publié le 16 janvier 2011 Lecture : 5 minutes.

Renversé, démissionnaire (de son plein gré ou non) ou assassiné, un président algérien n’a plus droit de cité dès lors qu’il n’est plus au pouvoir. On n’en dit ni du bien ni du mal, on n’en parle pas. Cette fâcheuse tradition du système politique s’explique par la mobilisation de l’appareil de propagande officielle au profit exclusif du chef de l’État en exercice. Mérites et bienfaits ne peuvent être mis à l’actif du prédécesseur, lequel s’est vu opposer l’inévitable « rupture avec les pratiques du passé » le jour où son bail à El-Mouradia (quartier des hauteurs d’Alger qui abrite la présidence de la République) a pris fin.

Résultat : les jeunes, scolarisés ou non, ne savent rien, ou presque, des trois personnalités qui, chaque année, à l’occasion de l’anniversaire du déclenchement de la guerre de libération, le 1er novembre 1954, président, en compagnie du chef de l’État, Abdelaziz Bouteflika, le banquet officiel lançant les festivités. Le pas hésitant, les mains tremblotantes, la parole rare et le sourire de circonstance, Ahmed Ben Bella (1962-1965), Chadli Bendjedid (1979-1992) et Ali Kafi (1992-1994), trois des anciens présidents encore vivants – le quatrième, Liamine Zéroual (1994-1998), ayant fait le choix de s’abstenir de toute apparition publique – semblent avoir été sortis de la naphtaline pour l’occasion. En revanche, ces mêmes jeunes « citent, sans hésitation aucune, le nom de Houari Boumédiène quand on leur demande d’évoquer le nom d’un ancien président, affirme Souad Benabdallah, 43 ans, professeur d’histoire dans un lycée de la capitale. Cela ne tient pas aux connaissances acquises à l’école mais plutôt aux conversations en milieu familial. Boumédiène demeure la référence en matière d’homme d’État. »

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Posture révolutionnaire

Il est vrai que la simple évocation de son nom provoque nostalgie chez les uns et crainte de l’uniforme chez les autres. Vice-président de la République et tout-puissant ministre de la Défense au moment de l’indépendance, en juillet 1962, ce solide Berbère, de son vrai nom Mohamed Ben Brahim Boukharrouba, natif de Guelma (350 km à l’est d’Alger), a régné sur l’Algérie jusqu’à ce qu’un mal mystérieux l’emporte, le 27 décembre 1978, à l’âge de 46 ans. Incarnation du nationalisme ombrageux, de la posture révolutionnaire, Boumédiène est le seul ancien président de la République dont le portrait orne encore le bureau du cadre ou du subalterne, le mess des officiers ou la caserne de pompiers.

Qu’on l’aime ou qu’on l’abhorre, Boumédiène ne laisse pas indifférent. Mieux : c’est l’unique ex-président qui n’a pas sombré dans l’oubli, ni alimenté les histoires drôles et salées dont l’humour populaire gratifie les puissants, passés et présents. Paradoxalement, ce n’est pas sa longévité (Chadli Bendjedid est resté au pouvoir autant de temps que Boumédiène, soit treize ans) qui pourrait expliquer sa notoriété au sein de la jeune génération.

Un Algérien sur deux a moins de 40 ans et n’a donc pas connu les années Boumédiène. Non seulement le système politique qu’a façonné l’ex-président lui a survécu – il ne cessait de marteler qu’il voulait des institutions qui survivent aux hommes –, mais trente-deux ans après sa mort, c’est son compagnon de lutte Abdelaziz Bouteflika, qui gouverne le pays. « La popularité de Bouteflika auprès des jeunes a indirectement contribué à maintenir vivace la mémoire de Boumédiène », explique Souad Benabdallah. Un argument que rejette son collègue et aîné Mohamed Zerdi : « Ce sont ses actes qui lui valent d’être encore dans le cœur des Algériens. C’est à lui que l’on doit plus de 80 % du potentiel industriel dont dispose l’Algérie. »

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Deux décisions majeures

Il est vrai que d’El-Hadjar (à l’extrême est du pays), avec son immense complexe sidérurgique, à Arzew (à l’Ouest), qui abrite le premier site pétrochimique, en passant par Rouiba, dans la région d’Alger, avec ses industries mécaniques, les plus grosses unités industrielles datent des « années Boum », comme disent les nostalgiques des années 1970. « Mais Boumédiène, ce n’est pas uniquement un legs, dans le sens matériel du terme, argumente Kaddour, diplomate à la retraite, c’est aussi le souvenir d’une Algérie devenue La Mecque des révolutionnaires et des mouvements indépendantistes, et dont la voix comptait dans le concert des nations. » Dans un pays qui a adopté le slogan « Un seul héros, le peuple » pour glorifier la guerre de libération, Boumédiène a réussi à incarner l’image de celui qui, à lui tout seul, a bouté hors du pays l’ancienne puissance coloniale. Comment ? « En prenant deux décisions majeures, raconte Kaddour. Il a exigé et obtenu, en 1968, l’évacuation de la base navale de Mers el-Kébir par l’armée française, et fait nationaliser, en 1971, les sites pétroliers de Hassi Messaoud et gazier de Hassi R’mel au détriment des groupes français Total et Elf. »

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Houari Boumédiène a aussi ses détracteurs. « On paie aujourd’hui les conséquences de certaines de ses décisions, déplore Nassim Kourdoughli, 37 ans, militant associatif. Au plus fort de la crise diplomatique avec la France, à la suite de la nationalisation des hydrocarbures, Paris avait menacé de ne plus acheter de vin algérien, alors deuxième source de revenus en devises pour le Trésor public. Coup de sang de Boumédiène, qui décide l’arrachage de milliers d’hectares de vignobles, une hérésie au plan économique et une catastrophe au plan écologique, les vignes freinant considérablement l’érosion des collines. Quarante ans plus tard, on a fini par prendre la mesure des bienfaits environnementaux des ceps, mais nos vignerons n’ont pas le savoir-faire de ceux qui avaient planté les vignobles arrachés. »

D’autres lui reprochent sa conception des libertés publiques. « Ses discours étaient ponctués de formules toutes faites, comme la suivante : “Le dernier mot revient au peuple”. Mais c’était toujours lui qui prenait la décision finale », analyse Houria, militante du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), dont le président, Saïd Sadi, a signé en 2010 un pamphlet dans lequel il accuse Houari Boumédiène d’avoir dissimulé, durant des années, les dépouilles des colonels Amirouche et Si El-Haouès, deux héros de la guerre de libération, pour d’obscures raisons de rivalités historiques.

Outre son « socialisme spécifique » suranné, sorte d’idéologie marxiste-léniniste teintée d’arabisme forcené et de charia approximative, Houari Boumédiène est passé de mode sur une autre question. Chef d’état-major de l’Armée de libération nationale (ALN), ministre de la Défense à l’indépendance, putschiste trois ans plus tard, l’ancien président incarnait la primauté du militaire sur le civil. Cette question n’est plus de mise. C’est WikiLeaks qui nous l’apprend. Selon les confidences d’Abdelaziz­ Bouteflika à un émissaire de la Maison Blanche, « en Algérie, les généraux obéissent aux civils ». C’est définitif : Boumédiène n’est plus de ce monde.

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