Képis contre nouveaux riches

Naviguant entre les tendances conservatrices de son parti, l’AKP, et une armée qui veut préserver les fondamentaux du kémalisme, Recep Tayyip Erdogan conduit-il son pays vers une véritable démocratie ?

Recep Tayyip Erdogan, le 11 septembre à Istambul. Le lendemain, le oui au référendum l’emportait. © Sipa

Recep Tayyip Erdogan, le 11 septembre à Istambul. Le lendemain, le oui au référendum l’emportait. © Sipa

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Publié le 13 octobre 2010 Lecture : 5 minutes.

Maghreb : le modèle turc
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Maghreb : le modèle turc

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En recueillant 58 % de « oui » lors du référendum portant sur la réforme de la Constitution, le 12 septembre, le gouvernement AKP a obtenu sa sixième victoire électorale consécutive en huit ans. Du jamais vu en Turquie, dirigée jusqu’en 2002 par des coalitions hétéroclites qui n’étaient d’accord sur rien. Cet immobilisme stérile permettait à l’armée, omniprésente sur la scène politique depuis la fondation de la République, en 1923, de régner en maître.

La voilà aujourd’hui victime d’une situation qu’elle a elle-même créée. En interrompant brutalement le jeu démocratique à la suite de quatre coups d’État (1960, 1971, 1980 et 1997), elle a fait le vide autour d’elle. C’est sur ce vide que s’est construit son adversaire irréductible, le Parti de la justice et du développement (AKP).

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La montée en puissance de ce parti ne résulte pas seulement du discrédit d’une classe politique passive, médiocre et souvent corrompue. Elle tient à l’habileté tactique d’un leader, Recep Tayyip Erdogan, qui a tiré les leçons du putsch perpétré en 1997 contre l’islamiste Necmettin Erbakan. Rompant avec son hoca (« maître »), Erdogan a fondé l’AKP avec l’aile modérée du parti de la Prospérité (Refah), en août 2001, et remporté les législatives de novembre 2002.

Le succès de l’AKP coïncide aussi avec l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie dans le pays profond – le Sud-Est anatolien –, mélange de conservatisme pieux et d’affairisme débridé. Entre ces pudibonds un peu complexés, qui ne parlent aucune langue étrangère mais se risquent à envoyer leurs enfants étudier dans les universités américaines, et les élites de l’Ouest (Istanbul l’intellectuelle, Izmir la cosmopolite…), le choc social et culturel est radical. Il se double d’un conflit d’intérêts et de pouvoir. D’où une polarisation très forte de la vie politique. D’un côté, l’armée et ­l’establishment, qui ne tolèrent aucune remise en question des dogmes kémalistes (laïcité, centralisation). De l’autre, un gouvernement soupçonné de dissimuler un « agenda islamiste » sous des dehors démocratiques.

Machine électorale

Le Premier ministre, Erdogan, s’en défend. Depuis 2001, il qualifie son parti de « conservateur de centre droit » et affirme que la religion doit rester dans la sphère privée. Plusieurs projets de son gouvernement ont pourtant nourri les soupçons, comme la qualification de l’adultère en délit pénal, retirée après un tollé dans l’Union européenne (UE) ; l’autorisation du port du foulard islamique (türban) dans les universités, annulée par la Cour constitutionnelle, ou l’élargissement de l’accès à l’université aux élèves issus des imam hatip (écoles coraniques), annulé par le Conseil d’État.

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L’AKP ne se réduit pas pour autant à la mouvance islamiste. Il séduit des anciens du centre droit et de l’extrême gauche – dont une cohorte d’intellectuels ex-maoïstes – ainsi que la frange la plus traditionaliste de l’électorat kurde, lasse de voir son parti interdit ou privé de représentation nationale.

Surtout, l’AKP est devenu une énorme machine électorale qui, sous l’impulsion d’Erdogan, ne s’attaque pas de front à l’armée, mais a choisi d’éroder ses positions.

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S’agit-il de conduire le pays vers une véritable démocratie ? La question de la sincérité – ou de la duplicité – d’Erdogan suscite les passions depuis des années. Mais aujourd’hui, beaucoup de démocrates proeuropéens et de minorités qui aspirent à plus de libertés estiment que les brèches ouvertes dans le système déboucheront sur une libéralisation de la vie publique.

Cela prendra du temps, tant la situation est verrouillée. D’abord par la Constitution de 1982, rédigée par les militaires eux-mêmes et qui les érige en garants de la laïcité (face aux « réactionnaires » islamistes) et de l’indivisibilité de la République (face aux minorités ethniques ou religieuses : 20 millions de Kurdes et autant de chiites alévis, notamment). Malgré ses promesses réitérées, le gouvernement n’a jamais pu faire adopter une Constitution « civile ». Il se contente d’amender par petites touches le texte existant. Certes, Erdogan a mis en place une série de réformes « démocratiques » pour satisfaire aux critères de l’UE. Mais, louables sur le papier, elles restent limitées ou inappliquées, comme s’en inquiètent périodiquement les instances européennes.

Au grand dam de l’UE, le Conseil national de sécurité (MGK) n’a pas été supprimé. Cet étrange organe au sein duquel le président, le Premier ministre et le gouvernement débattent des grandes orientations du pays en présence des quatre chefs des armées (terre, air, marine et gendarmerie) se réunit désormais tous les deux mois — et non tous les mois. En contrepartie, depuis janvier 2009, le Premier ministre doit rencontrer le chef d’état-major une fois par semaine.

De fait, l’armée garde la haute main sur les dossiers sensibles : la lutte contre les séparatistes kurdes du PKK, le problème de Chypre (source de blocage avec l’UE), la reconnaissance du génocide des Arméniens, dont dépend la réconciliation avec Erevan. Autant de sujets sur lesquels la Turquie avance au rythme de la marche des janissaires : un pas en avant, deux pas en arrière.

Bataille judiciaire

Et pourtant, malgré ces verrous, l’AKP a marqué des points. D’abord en plaçant ses hommes. À la présidence de la République, en août 2007, après une grave crise suivie de législatives anticipées, et au prix de la renonciation d’Erdogan au profit d’Abdullah Gül, son bras droit, moins « marqué » que lui. Dans la police, avec succès. Puis en s’attaquant aux relais de l’état-major. Le groupe de presse Dogan est désormais contré par le groupe Albayrak. Dans l’institution judiciaire, la bataille fait rage. L’objet essentiel du référendum fourre-tout du 12 septembre n’était pas tant d’améliorer l’égalité hommes-femmes ou le statut des fonctionnaires que de modifier les règles de nomination au Conseil national de la magistrature et à la Cour constitutionnelle – cette dernière a failli prononcer la dissolution de l’AKP en 2008.

La tâche de l’AKP se trouve facilitée par une succession de révélations qui ternissent l’image d’une armée soupçonnée de complot. Des dizaines de militaires de haut rang, dont plusieurs d’active, sont en prison ou mis en examen, les uns accusés de faire partie du gang Ergenekon, qui visait à fomenter des troubles pour renverser le gouvernement, les autres soupçonnés d’avoir planifié des tentatives de putsch.

Dans cette partie d’échecs, il arrive toutefois que les intérêts convergent et que l’AKP compose avec son meilleur ennemi. En étouffant le développement du parti kurde rival, ou en favorisant les sunnites au détriment des alévis, par exemple.

Né dans un quartier pauvre d’Istanbul, Erdogan a pris goût aux ors de la République. Il se déplace dans le monde entier escorté d’une soixantaine de personnes. Se rêve président en 2012, promet une nouvelle Constitution (mais après les législatives de 2011 !) et prône l’instauration d’un régime présidentiel dont il serait la clé de voûte. Parviendra-t-il, demain, à réaliser ce dont il est empêché aujourd’hui ? Et si oui, la démocratie en sortira-t-elle gagnante ? Certains en doutent. Beaucoup l’espèrent.

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