Afghanistan : le pays où tout est à vendre

Principal frein au développement, la corruption prolifère jusqu’au coeur de l’État. Tandis que l’insurrection islamiste ne cesse de gagner du terrain.

Bureau de change ambulant en plein centre de Kaboul © VII NETWORK

Bureau de change ambulant en plein centre de Kaboul © VII NETWORK

Publié le 11 février 2010 Lecture : 5 minutes.

Il a beaucoup été question, à Londres, de la dégradation de la situation sécuritaire dans ce pays réputé ingouvernable. Mais presque autant de la lutte qu’y mènent les autorités – sans grande conviction, il est vrai – contre la corruption. Après sa réélection, en novembre 2009, le président Hamid Karzaï s’était engagé à éradiquer le fléau, mais la « feuille de route » promise n’a toujours pas vu le jour, au grand dam de ses partenaires occidentaux. Ces derniers redoutent que la corruption ne finisse par compromettre la reconstruction du pays, dévasté par plusieurs décennies de guerre civile.

La population n’est pas moins inquiète, à en croire le rapport publié quelques jours avant la conférence par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Selon ce document reposant sur de très nombreux témoignages (7 600, au total), 60 % des personnes interrogées voient dans la corruption un problème plus grave encore que le chômage ou l’insécurité. En 2009, un Afghan sur quatre a dû « graisser la patte » d’un policier, d’un juge ou d’un fonctionnaire. Le montant moyen d’un pot-de-vin avoisine 160 dollars, alors que le revenu par habitant ne dépasse pas 425 dollars.

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« La corruption est la principale entrave au développement, à la bonne gestion et à l’amélioration de la sécurité », confirme Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’ONUDC.

Ce rapport n’est pas le premier avertissement à l’adresse de l’opinion internationale. En décembre 2009, déjà, l’ONG Transparency International, qui classe chaque année les pays en fonction d’un « indice de perception de la corruption » (IPC), avait rétrogradé l’Afghanistan à l’avant-dernière place de son palmarès, devant la seule Somalie – qui, comme l’on sait, n’est pas vraiment un État !

Les ripoux sont partout

Mais qui sont les ripoux ? Des fonctionnaires de tous niveaux, des ministres, des membres de gouvernements provinciaux et des proches de Hamid Karzaï sont régulièrement mis en cause. « Manifestement, tout ici a un prix : les emplois dans l’administration, l’accès aux services publics et même l’exercice du droit fondamental d’aller et de venir librement », écrivait il y a quelques mois le New York Times. Il faut verser des pots-de-vin pour tout : obtenir un raccordement au réseau électrique, sortir de prison ou être autorisé à pénétrer dans un aéroport. L’arrêt de poursuites judiciaires coûte, selon le magazine américain, 25 000 dollars. Et le soudoiement d’un policier, 6 000 dollars. Bien sûr, l’achat d’un poste de chef de la police dans quelque lointaine province est sensiblement plus onéreux : 100 000 dollars.

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Pour la majorité (60 %) de la population, le gouvernement Karzaï est le plus corrompu depuis quarante ans. Ce qui n’est pas une mince « performance » dans ce pays régi par d’obscures solidarités tribales et claniques, où la vénalité des agents de l’État est une tradition ancestrale. L’État afghan moderne a été créé il y a environ cent vingt ans. Depuis, monarques plus ou moins éclairés, autocrates marxisants et mollahs exaltés se sont succédé au pouvoir. Tous ont gouverné le pays en s’appuyant sur des factions et des tribus dont le soutien n’allait pas de soi et n’était évidemment pas désintéressé. L’ensemble du système est fondé sur le népotisme et le clientélisme.

Langue la plus parlée en Afghanistan, le dari ne manque pas de mots pour désigner les formes traditionnelles de la corruption : bakhsheesh (qu’il est inutile de traduire), chai (pourboire), sifarish (recommandation pour un poste), wasita (piston), dawat (repas de remerciement), rishwat (pot-de-vin), ekhtelas (escroquerie), jazia (rançon)… Mais les langues locales sont impuissantes à nommer la corruption généralisée qui caractérise l’Afghanistan d’aujourd’hui. Celle-ci est naturellement favorisée par les sommes énormes versées au titre de l’aide étrangère, et par l’émergence d’une véritable narcoéconomie dont les recettes représentent 35 % du PIB. L’élite politique s’est engouffrée dans la brèche, détournant l’aide, accordant des concessions pour l’exploitation des ressources naturelles en échange de pots-de-vin, pillant les biens de la nation… On commence à parler d’un « État mafieux » dont les ramifications remonteraient jusqu’au sommet : des soupçons de trafic d’armes ou d’opium pèsent sur plusieurs proches du président.

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Les postes dans la haute administration sont vendus au plus offrant. Dans les provinces du Sud et de l’Est, où se trouvent 80 % des terres consacrées à la culture du pavot, la demande est particulièrement forte. Les « acheteurs » ­peuvent débourser jusqu’à 300 000 ­dollars, mais l’investissement est vite rentabilisé ! Selon les agents de la lutte antidrogue, un chef de la police dans la province de Helmand peut toucher mensuellement jusqu’à 400 000 dollars s’il laisse les trafiquants d’opium opérer impunément. Ces derniers, généralement des seigneurs de la guerre, se sont fait construire à Kaboul, dans le quartier des ­ambassades, d’immenses et coûteuses villas que les Afghans se sont empressés de surnommer les poppy houses. Autrement dit : les « maisons de pavot ».

Culture de l’impunité

L’ampleur de cette corruption a éclaté aux yeux du monde lors du scrutin ­présidentiel d’août 2009, marqué par des fraudes massives. Les puissances occidentales, qui investissent massivement pour tenter d’arracher le pays à l’influence d’Al-Qaïda, s’inquiètent de voir l’opinion afghane se détourner de l’œuvre de reconstruction pour soutenir les insurgés talibans, perçus comme plus honnêtes que les ministres en place. Ils ont donc exercé ­d’intenses pressions sur Hamid Karzaï pour le convaincre de s’attaquer enfin sérieusement au problème.

Réélu en novembre grâce à l’abandon de son rival, il n’y est pas resté totalement insensible. Des ministres mis en cause dans des affaires de malversations ont été écartés de la nouvelle équipe. En décembre, au cours d’une conférence sur la corruption, à Kaboul, il a fustigé la « culture de l’impunité » et dénoncé ces hauts fonctionnaires qui s’offrent régulièrement des vacances à Dubaï, alors que leur salaire est tout juste suffisant pour acheter un vélo ! Le gouvernement a proposé de mettre en place une unité spécialisée dans la lutte contre la corruption. Sans convaincre personne. Il est vrai que c’est la troisième tentative de ce genre. La première unité avait été précipitamment dissoute, à la suite d’une révélation embarrassante : son chef avait été emprisonné aux États-Unis pour trafic de drogue !

À bout de patience, les Occidentaux demandent que des poursuites soient rapidement engagées contre les personnalités impliquées dans des affaires d’abus de pouvoir et de malversations. Parmi elles, Mohamad Qasim Fahim, actuel vice-président et trafiquant notoire, le général Rashid Dostum, que les organisations de défense des droits de l’homme accusent d’avoir massacré plusieurs milliers de prisonniers talibans, mais aussi Ahmed Wali Karzaï, le propre frère du président.

Mis en cause, dès 2004, par la presse occidentale dans une sombre affaire de trafic de drogue, ce dernier n’a jamais été inquiété. Il bénéficie de soutiens au sein de l’Otan et, sans doute, de la CIA. Ce sont d’ailleurs les Américains qui l’ont placé à la tête du conseil provincial de Kandahar. S’il saute, la ­deuxième ville du pays risque de tomber aux mains des talibans. Car l’insurrection ne cesse de gagner du terrain. Le mois dernier, des commandos djihadistes ont réussi à porter la guerre contre l’Occident au cœur même des places fortes les plus sécurisées de la capitale. Tout cela n’augure évidemment rien de bon.

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