Quand Fela secoue Broadway

Chorégraphiée par Bill T. Jones, la comédie musicale Fela !, consacrée au père de l’afrobeat, surprend par sa fraîcheur. Et tente de s’imposer à New York. Reportage.

Publié le 23 décembre 2009 Lecture : 5 minutes.

Eugene O’Neill Theater, Broadway. Les musiciens d’Antibalas chauffent la salle. Le théâtre a été entièrement décoré pour faire revivre les grandes heures du Shrine, le club de Fela Kuti, où il se produisait durant les années 1970, s’indignant de la corruption du gouvernement nigérian et du harcèlement policier à son encontre. C’est au milieu des danseurs que le premier rôle, interprété alternativement par Sahr Ngaujah (d’origine sierra-léonaise) et Kevin Mambo (d’origine zimbabwéenne), entre en scène et commence à interpeller l’auditoire.

En retraçant la vie et l’œuvre du père de l’afrobeat, la comédie musicale Fela ! conduit le public du rire aux larmes. Rire avec les récits de fouilles des policiers cherchant le « ibo », la marijuana en argot nigérian. Larmes à l’évocation du décès de sa mère, Funmilayo, défenestrée lors d’un assaut de l’armée contre la résidence du chanteur, l’autoproclamée République de Kalakuta. Funeste journée évoquée au son d’une très belle relecture gospel de la ballade « Trouble Sleep Yanga Wake Am », interprétée par Lillias White.

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Le show est à l’image de la musique du Black President, un vrai feu d’artifice. Tout est mouvement, couleur. Autour d’un groupe irréprochable, une pléiade de danseurs virevoltent. Jusqu’aux costumes, projections et jeux de lumières, tout est mis en œuvre pour servir l’histoire de cette figure emblématique et retranscrire l’énergie – la transe – suscitée par sa musique. Bienvenue à Lagos, en plein Manhattan !

Au total, une cinquantaine d’artistes de toutes nationalités s’étaient réunis en 2008 autour du choré­graphe Bill T. Jones pour six semaines de création et quelques représentations. Et c’est forts de l’accueil enthousiaste de la presse et du public, avec notamment le prix Lucille Lortel de la meilleure comédie musicale, que ses concepteurs ont décidé de monter le spectacle à Broadway, pour une durée indéterminée.

Broadway, où la vie du chanteur et saxophoniste rebelle est un sujet plutôt inhabituel… Face à des affiches comme Le Roi Lion, A Steady Rain avec Hugh Jackman et Daniel Craig ou encore Hamlet interprété par Jude Law, faire vivre un spectacle sur ce thème assez underground est un pari osé. « Ici, personne ne prend de ­risques. À Broadway, on joue en général des choses familières de la culture américaine, comme des grands films revus en comédie musicale », explique Stephen Hendel, coauteur du spec­tacle avec Bill T. Jones et Jim Lewis, et producteur. 

Un vrai challenge

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Autour d’eux, d’autres producteurs comme le rappeur Jay-Z et le couple Jada-Will Smith se sont associés au projet, pour un investissement avoisinant les 11 millions de dollars. « Le spectacle a commencé et les ­critiques sont excellentes, poursuit Stephen Hendel, mais il doit tenir plusieurs années pour trouver son équilibre. Je suis optimiste, proposer ­quelque chose de différent devrait attirer le public. Mais nous devons vendre énormément de tickets. C’est un vrai challenge. »

Si personne ne sait combien de temps la comédie va rester à ­l’affiche, dans les loges, après plusieurs ­semaines de représentation, le moral est au beau fixe. En pleine séance de maquillage, Aimée Graham ­Wodobode, danseuse centrafricaine formée à Paris et installée à New York depuis sept ans, ne cache pas son enthousiasme. « Maija Garcia, qui seconde Bill T. Jones, est d’origine cubaine ; Alexia, juste là, est jamaïcaine. Certains danseurs sont africains-américains ; l’un des musiciens est japonais ; Sahr, le premier rôle, est de Sierra Leone… C’est un casting incroyable. »

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La danseuse, dont une photo a été choisie pour l’affiche du spectacle, n’en revient toujours pas : « Travailler avec Bill T. Jones, c’est le rêve de tout danseur, français ou américain. Quand je suis rentrée de Paris en septembre et que j’ai vu ma photo dans tout Manhattan, j’en ai pleuré. C’est un tel cadeau du destin, mon rêve devenu réalité. »

Dans les coulisses, Jordan McLean s’affaire et photocopie des partitions. Membre fondateur d’Antibalas en 1998, il travaille depuis plus de trois ans sur le projet. « Faire partie de ce spectacle est une consécration. Quand nous avons commencé, personne ne jouait d’afrobeat aux États-Unis. »

Depuis la mort de Fela Kuti en 1997, le mythe ne cesse de s’amplifier. Ses fils et ses musiciens continuent à faire vivre sa musique, d’innom­brables compilations ont été publiées, et les groupes d’afrobeat fleurissent aux quatre coins du monde, s’appropriant son héritage. Ce spectacle à Broadway, temple du divertissement pour le grand public américain, lui donnera une visibilité inédite aux États-Unis.

Simultanément, le deuxième ­volume de l’anthologie initiée il y a deux ans par Wrasse Records est paru début décembre, avec notamment le DVD du premier concert en Europe, à Berlin, en 1978. Quelques jours plus tard, le réalisateur britannique Steve McQueen, Caméra d’or 2008 à Cannes pour Hunger, annonçait la préparation d’un long-métrage en forme de biopic sur la vie de Fela, dont le tournage débutera mi-2010 à Lagos.

À New York, de nombreuses stars se sont mobilisées pour donner de la visibilité à cette comédie musicale d’un genre nouveau. Sur le tapis rouge de la première, le 23 novembre, se pressaient Spike Lee, Harry Belafonte, Lou Reed, Angélique Kidjo et Jay-Z. Deux des enfants Kuti, Yemi et Kunle, avaient fait le déplacement avec l’éditeur Francis Kertekian et Sodi, l’ingénieur du son de Fela. Quant à Seun Kuti, c’est un problème de visa qui l’a empêché d’y assister. 

Destin hors norme

« Nous voulons faire découvrir au public américain cette musique et ce destin hors norme, explique Stephen Hendel. Pour moi, il a été l’un des artistes les plus courageux de notre temps. Fela ! est une pièce pour les amoureux de danse, de musique et de ­théâtre… »

« Nous sommes très contents que ce ­spectacle, qui est très réussi, puisse attirer l’attention sur la vie et la ­musique de notre père », confiait quelques jours plus tard Yemi. Quant à Femi, joint par téléphone à Lagos et nominé cette année pour la seconde fois aux Grammy Awards, il souhaiterait voir la pièce se produire chez lui. Par exemple à l’occasion des dix ans du club New Africa Shrine, en octobre prochain. « Fela était un combattant de l’émancipation, il n’était ni conformiste, ni capitaliste, ni opportuniste. C’est bien de montrer ce spectacle aux États-Unis, mais le plus important est qu’il vienne au Nigeria. Si cette comédie musicale est jouée à Lagos, cela aura tout son sens. Et elle deviendra la pièce de référence, celle qui durera toujours. Vous savez, tout est ­possible. »

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