Écrire la guerre du Biafra

Une nouvelle scène littéraire nigériane prend forme. Avec, notamment, Adichie et Iweala, qui évoquent le conflit qui ensanglanta le pays de leurs parents.

Publié le 13 janvier 2009 Lecture : 4 minutes.

« Y a des rires tout autour de moi en ce moment où je surveille l’ennemi qui essaie de rassembler son crâne avec ses mains. Il m’agace, je lève donc moi-même la machette bien haut, et je frappe, et je lève, et je frappe, et je lève, ça résonne “kpwuda kpwuda” à chaque fois que je frappe, et pendant que tous ces gens ils ricanent autour de moi “hihihi, hi, hi, hi, hi, hi, hi”, eh bien moi je ne vois plus que du rose. » Ainsi parle Agu, enfant-soldat et héros de Bêtes sans patrie, d’Uzodinma Iweala. Paru en 2005, ce roman vient d’être traduit en français. Tout comme L’Autre Moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie.

Écrits par deux jeunes écrivains d’origine nigériane, ces récits reviennent sur la guerre du Biafra, qui a dévasté le Nigeria oriental, il y a quarante ans. À travers des approches narratives radicalement différentes, Iweala et Adichie réussissent à dire l’impact à la fois social et psychique de ce conflit.

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Bêtes sans patrie est d’une force évocatrice rare. Il s’agit, en fait, moins d’un roman que d’une parole brute, celle d’un jeune garçon enrôlé de force. Captée dans toute sa brutalité et son immédiateté, cette parole en anglais « pourri » évoque les viols, les exécutions et les massacres commis par le jeune protagoniste. Le monologue d’Agu est ponctué de souvenirs lointains d’une enfance heureuse. Des oasis de bonheur qui s’éloignent au fur et à mesure que l’enfant plonge dans les ténèbres du présent.

Né en 1982, à Washington, de parents nigérians, Uzodinma Iweala a grandi aux États-Unis, où il suit actuellement des études de médecine. Après avoir lu Bêtes sans patrie, qu’Iweala a écrit à 23 ans, Salman Rushdie a avoué que « c’est l’une des rares fois où, lisant un premier roman, je me suis dit : ce type va être bon, très, très bon ».

Alain mabanckou traducteur

Iweala s’est inspiré du récit d’une ancienne enfant-soldat invitée à témoigner lors d’une conférence qui se tenait dans son lycée. Il a également puisé son matériau dans les rapports des ONG, ainsi que dans les paroles des anciens soldats de la guerre civile qu’il a recueillies lors de ses nombreux séjours au Nigeria. La traduction française de Bêtes sans patrie, qu’on doit au Franco-Congolais Alain Mabanckou, réussit à recréer l’atmosphère du roman original, mais c’est en anglais qu’il conviendrait de lire Iweala pour sentir résonner dans ses tripes la voix frénétique et essoufflée d’Agu, bête sans patrie ni avenir…

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Si le monologue caractérise l’écriture d’Iweala, L’Autre Moitié du soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie, 31 ans, est au contraire un roman à plusieurs voix qui traverse les milieux sociaux. Le titre de ce deuxième roman de la jeune Nigériane est inspiré du drapeau de l’éphémère République biafraise, frappé d’un soleil d’or sur fond noir. Le livre a été couronné par le prestigieux Orange Prize outre-Manche, et a fait de son auteur la figure de proue de la génération montante d’écrivains nigérians anglophones.

« J’ai voulu raconter les effets du conflit sur la vie des gens. Mais ce livre est aussi une histoire d’amour en temps de guerre civile », affirme Adichie, née sept ans après la fin de la guerre de sécession du Biafra, qui, entre juillet 1967 et janvier 1970, a fait plus d’un million de morts. « Mes deux grands-pères y ont trouvé la mort. Mon père éclate en sanglots chaque fois qu’il raconte comment son propre père a été abattu par des soldats gouvernementaux. Il ne cesse de me répéter “agha ajoka”, ce qui signifie en ibo quelque chose comme “la guerre est très laide” ! » La jeune Adichie a grandi à l’ombre de ce passé traumatisant. Aussi a-t-elle tenté de le reconstituer en puisant dans la mémoire vivace de son peuple.

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Le récit commence au début des années 1960, à l’époque euphorique de l’indépendance du Nigeria. L’essentiel de l’action se déroule sur le campus de l’université de Nsukka, qu’Adichie connaît bien, ayant elle-même grandi dans cette ville universitaire où son père était professeur de mathématiques. La famille Adichie a vécu dans la maison qu’occupait Chinua Achebe dans les années 1970, alors que celui-ci enseignait à l’Institut d’études africaines de Nsukka. Adichie reconnaît d’ailleurs l’influence déterminante de l’œuvre de son aîné sur son écriture.

Une écriture empreinte d’empathie pour les personnages, qui sont souvent des êtres complexes. Comme, par exemple, Odenigbo, l’un des protagonistes principaux de L’Autre Moitié du soleil. Intellectuel engagé, Odenigbo est amoureux de la ravissante Olanna, fille d’un riche homme d’affaires, qui abandonne les ors et les lumières de Lagos pour vivre avec son amant idéaliste. Leurs amours se déroulent sous le regard d’Ugwu, leur domestique illettré. Outre ce trio, le roman compte une foultitude de personnages, dont Kainene, la sœur jumelle d’Olanna, le romancier et journaliste britannique Richard Churchill, qui, malgré son nom aux connotations impérialistes, saura se faire accepter par son pays d’accueil au point de devenir l’un des plus fervents champions de la cause biafraise. Et, enfin, Susan Granville-Pitts, du British Council, archétype de la suffisance coloniale.

Bientôt tous ces hommes et femmes seront happés par le tourbillon de la guerre qui mettra à rude épreuve leurs convictions, leurs sentiments, leur loyauté, bouleversant les hiérarchies binaires qui séparent le maître du serviteur, le colonisateur du colonisé, le savant de l’illettré. Comment ne pas voir dans cette réécriture du Monde s’effondre l’hommage d’Adichie au grand Achebe, dont elle reste à jamais la fille spirituelle et l’héritière ? 

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