Produire localement

La profusion de projets de création d’usines de médicaments sur le continent pose question quant à leur pérennité. Mais le marché peut se révéler rentable pour ceux qui ont les reins solides.

Publié le 5 novembre 2008 Lecture : 6 minutes.

Le continent couve de nombreux projets dans l’industrie du médicament. Certains se concrétisent, comme en Ouganda, au Sénégal ou au Gabon. D’autres ont plus de peine à sortir des cartons, tel celui qui prévoit l’implantation d’une unité de production au Mozambique en coopération avec le Brésil, en gestation depuis 2003. Si les pays subsahariens ont largement recours aux importations de médicaments pour couvrir leurs besoins, le créneau de la production locale tente aussi bien les gouvernements qui souhaitent réduire leur dépendance vis-à-vis de l’étranger que certains industriels qui y voient la possibilité d’anticiper le développement du marché. Les ravages du sida incitent également les autorités à soutenir la construction d’usines produisant les antirétroviraux (ARV) sous leur forme générique. « L’industrie pharmaceutique existe depuis longtemps en Afrique, notamment au Nigeria, en Afrique du Sud, au Mozambique, au Zimbabwe ou au Kenya. Elle est en revanche moins présente en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale », constate Sophie-Marie Scouflaire, responsable pharmacienne à Médecins sans frontières (MSF). Pour autant, la production est souvent limitée. Pour y remédier et, surtout, se lancer dans la production d’ARV, certains pays nouent des partenariats avec le Brésil ou les opérateurs indiens. D’autres accueillent volontiers des projets menés par des entreprises étrangères, tel le Sénégal, où le groupe Sothema (Société thérapeutique marocaine) a ouvert une filiale, West Afric Pharma. Sothema détiendra 51 % du capital de la nouvelle unité, en partenariat avec d’autres opérateurs privés. « Pour financer cet investissement de 5 milliards de F CFA, nous avons eu recours aux fonds propres et à des prêts bancaires », explique Omar Tazi, PDG de Sothema. Les travaux de construction de l’usine sont bien avancés et le démarrage de l’exploitation est prévu pour début 2008. Capitalisant sur l’expérience de la maison mère, West Afric Pharma « présente l’opportunité pour les pays africains de disposer des produits pharmaceutiques dont ils ont besoin à des tarifs étudiés, très largement compétitifs par rapport aux produits importés », affirme Omar Tazi. Pour être rentable, l’usine devra réaliser un chiffre d’affaires annuel de 4 millions d’euros. Ce projet a suscité l’intérêt de certains investisseurs algériens, qui souhaitent établir avec Sothema un partenariat similaire pour l’ouverture d’une filiale en Algérie. De l’autre côté du continent, avec sa nouvelle usine spécialisée dans la production d’ARV, l’Ouganda frappe un grand coup. Près de 38 millions de dollars d’investissement pour cette usine qui devrait jouer un rôle important dans la sous-région. Le partenaire indien Cipla, l’un des principaux fournisseurs de génériques ARV au monde, n’a pas lésiné sur les moyens. L’usine, une joint-venture entre la société ougandaise Quality Chemical Industries (QCI) et Cipla, fabriquera une gamme complète d’antirétroviraux. La production, qui devrait démarrer en janvier et atteindre 600 millions d’unités par an, est destinée aux hôpitaux d’Afrique de l’Est. L’usine produira aussi le Lumartem, un antipaludéen à base d’artémisinine et de luméfantrine. « Ce projet est bien ficelé et bénéficie du soutien du gouvernement », observe Sophie-Marie Scouflaire. À ses yeux, le pays bénéficie d’un atout majeur, la National Drug Authority, une autorité de tutelle forte et indépendante par rapport au ministère de la Santé, et d’un gouvernement qui joue le jeu, ce qui évite la corruption. « Il est toujours intéressant, pour un pays, d’être autonome en médicaments », souligne-t-elle. Pourtant, entre l’intérêt général et les intérêts particuliers (pharmaciens, grossistes et politiques), la lutte est âpre. « Pour le sida, ce sont des milliards qui sont en jeu, ce qui entraîne la distribution de pots-de-vin », commente un acteur du secteur. Les pressions sont multiples et extrêmement fortes. Pour preuve, afin de rencontrer Dora Akunyili, la dame de fer anticorruption du médicament au Nigeria, il faudra passer un portique de détecteur de métaux. Sa lutte a failli lui coûter la vie et elle ne compte plus les menaces de mort. Toujours est-il qu’un projet d’usine pharmaceutique ne sera viable que s’il est soutenu par l’État. Non seulement en termes financiers, mais aussi, et surtout, sur le plan législatif et fiscal. Sophie-Marie Scouflaire reste donc prudente : il est possible que cela marche, comme en Thaïlande et au Brésil. Mais des conditions doivent être réunies : il faut garantir l’accès aux soins et soutenir les fabricants locaux face à la concurrence des produits asiatiques. « Au-delà de l’aspect purement économique, il faut aussi prendre en compte l’indépendance du pays et son développement, commente Jean-François Capart, directeur du laboratoire Sogafam au Gabon. Et pour passer du stade embryonnaire à un développement plus large et rentable, il faut avoir les reins solides. » Jean-François Capart sait de quoi il parle : créée en 2005, l’usine Sogafam n’est pas encore viable. « Nous sommes encore dans une phase de formation du personnel », explique-t-il. Si, à l’inverse de nombreux projets, le financement (4,8 millions d’euros) n’a pas posé de problème, le manque de cohérence politique entrave le développement de l’activité. Jean-François Capart attend toujours des mesures fiscales telles que la détaxation des matières premières importées. Autre problème pour une petite unité de production : les rythmes de fabrication imposés. Même si le laboratoire remporte un appel d’offres lancé par l’administration, les délais sont trop courts pour commander les composants et lancer la production.â©Importer des médicaments coûte souvent moins cher. Rentabiliser l’investissement d’une production d’ARV de qualité implique de faire du volume, affirment les professionnels. Se limiter à une production nationale n’est donc pas rentable, notamment dans un pays aussi peu peuplé que le Gabon (1,2 million d’habitants). À terme, il faut donc que ces usines parviennent à produire pour la sous-région. « À cet égard, la position géographique du Sénégal est un atout pour devenir le hub panafricain de distribution de nos produits pharmaceutiques », précise Omar Tazi. C’était aussi l’intention de Sogafam. Mais il est difficile de franchir les frontières, même au sein de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac). Car les obstacles administratifs sont nombreux. Chaque pays impose l’obtention d’une autorisation de mise en vente sur le marché (AMM), et la Communauté n’a pas encore réussi à unifier ses procédures pour l’ensemble des États membres. Pour pouvoir répondre aux appels d’offres des gouvernements sur financement du Fonds mondial de lutte contre le sida, les entreprises doivent obtenir la préqualification de leurs ARV auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Petit souci, « l’OMS est inondée de dossiers et manque de personnel pour les traiter dans des délais raisonnables », fait observer Sophie-Marie Scouflaire, de MSF. En outre, la démarche coûte cher, affirme Jean-François Capart, qui critique aussi l’exigence des critères imposés. Ce qui fait le jeu des firmes déjà présentes sur ce marché. En revanche, ce système de préqualification a au moins le mérite d’instituer des standards de fabrication reconnus par tous. Entre importation et production locale, la lutte est féroce. En répondant aux appels d’offres, Sogafam, qui proposait un prix inférieur à ceux pratiqués auparavant, a incité ses concurrents à surenchérir à la baisse. Du coup, le laboratoire local joue un rôle de gendarme : il fabrique uniquement si les produits importés sont trop chers. Reste que le gouvernement gabonais, qui a déjà contribué au financement de l’usine, doit encore payer pour les produits importés. Sans protectionnisme, point de salut pour les pays en développement, estime Jean-François Capart. Une opinion qui se confirme pour les petits pays, qui ne peuvent s’appuyer sur un vaste marché local. En revanche, les pays africains les plus peuplés ont développé une puissante industrie pharmaceutique, telle l’Afrique du Sud avec deux laboratoires, Aspen et Enaleni, classés parmi les 25 premières entreprises africaines du secteur de la chimie. Le Nigeria est également bien doté : PZ Cussons affiche un chiffre d’affaires de plus de 439 millions de dollars en 2006, Ranbaxy Nigeria, filiale du premier groupe pharmaceutique indien, développe son activité en produisant des ARV destinés aux enfants, et Archy Pharmaceuticals fabrique depuis 2006 Archivir, un ARV générique « trois en un » qui facilite l’observance du traitement. Hors du champ des ARV, les opérateurs chinois se montrent redoutables. Ils inondent le marché en exportant massivement, et n’hésitent pas non plus à installer localement des unités de production, comme en Tanzanie, avec un objectif clairement affiché : produire deux fois moins cher et deux fois plus.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires