Tabac : à la santé des multinationales

Malgré des législations de plus en plus restrictives, les grands cigarettiers voient leurs résultats progresser sur le continent. Un succès qui ne profite guère aux planteurs locaux, dans le collimateur de l’OMS.

L’Afrique compte trois millions de cultivateurs de tabac. Leur production est exportée à 90%. © Philimon Bulawayo/Reuters

L’Afrique compte trois millions de cultivateurs de tabac. Leur production est exportée à 90%. © Philimon Bulawayo/Reuters

ProfilAuteur_MichaelPauron

Publié le 5 juillet 2012 Lecture : 9 minutes.

Les trois millions de cultivateurs africains de tabac sont en colère. Coup sur coup, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) les a par deux fois attaqués directement. Il y a un an, d’abord, en voulant réglementer à l’échelle mondiale l’ajout d’arômes (vanille, chocolat et autres…) dans les cigarettes, un moyen d’adoucir la fumée âcre d’un certain type de tabac principalement cultivé, justement, en Afrique. Et cette année, en décidant d’ajouter deux articles à la convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT, élaborée en 2003), dont un prévoyant que les pays signataires – 168 États, dont une quarantaine d’africains – réduisent les surfaces de tabac cultivées. « Alors qu’elle s’attaquait à la consommation, l’OMS a décidé depuis cinq ans de s’en prendre aux producteurs, s’insurge ainsi Antonio Abrunhosa, secrétaire général de l’Association internationale des cultivateurs de tabac (International Tobacco Growers’ Association, ITGA). Si arrêter de produire pouvait freiner la consommation, cela se saurait. En réalité, cela favorise la contrebande ! »

S’il y a un point sur lequel l’actualité donne raison au défenseur des cultivateurs, c’est bien la consommation. Elle ne fléchit pas, bien au contraire. À preuve, les résultats des quatre multinationales du tabac – Philip Morris International (PMI), Japan Tobacco Inc., British American Tobacco (BAT) et Imperial Tobacco -, qui ne cessent de croître. Les recettes globales d’Imperial Tobacco ont ainsi été multipliées par cinq en dix ans, passant de 1,4 milliard de livres (2,3 milliards d’euros) en 2001 à 7,8 milliards de livres en 2011. Ian Ross, directeur régional Afrique et Moyen-Orient d’Imperial, ne cache pas sa satisfaction : « Notre excellente performance financière pendant les dix dernières années a été en grande partie le résultat d’acquisitions (Tobaccor S.A. en 2001, Reemtsma Cigarettenfabriken GmBH en 2002, Altadis en 2008) soutenues par une croissance interne. Nous espérons assurer notre réussite future ! » En Afrique et au Moyen-Orient, le groupe a vu ses volumes croître de 8 % en 2011.

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Sponsoring, télé, affichage… Jusqu’à il y a peu, les industriels communiquaient librement.

Contraints par des législations restrictives sur leurs marchés historiques – l’Amérique du Nord et l’Europe -, les industriels du tabac ont cherché des relais de croissance dans les pays émergents (Asie, Amérique du Sud) et en voie de développement. L’Afrique, avec son milliard d’habitants, est devenue l’une de leurs cibles privilégiées. Et ils y connaissent déjà quelques réussites. BAT a ainsi vu l’une de ses marques, Dunhill, croître de 10 % en Égypte en 2011. La firme britannique (qui édite également Rothmans et Benson & Hedges) est déjà bien implantée au Nigeria et en Afrique du Sud. Elle poursuit son développement sur le continent, notamment au Maroc, où elle a obtenu une licence d’importation et de distribution, et en Algérie, où elle a ouvert une filiale.

Dynamique

Installé au Sénégal (300 salariés) où il a inauguré une usine en 2009 et d’où il pilote l’ensemble de ses activités en Afrique de l’Ouest et Afrique centrale, PMI, le premier producteur mondial, est aujourd’hui implanté dans quatorze pays du continent. Ses revenus nets dans la région Europe de l’Est, Moyen-Orient et Afrique ont progressé en 2011 de 6,4 % pour atteindre 6,1 milliards d’euros, quand les volumes croissaient de 0,3 %. L’Afrique – dont le Maghreb et particulièrement l’Algérie – reste la région la plus dynamique.

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Le numéro trois mondial, Japan Tobacco, n’est pas en reste. Déjà présent dans vingt pays du continent, il a repris en 2011 Haggar Cigarette & Tobacco Factory. Ce dernier, qui commercialise 4,5 milliards de cigarettes par an au Soudan, y détient plus de 80 % du marché. Le montant estimé de l’opération, proche de 350 millions d’euros, représente 9,9 fois le chiffre d’affaires 2010 de la société soudanaise.

Cette expansion africaine a été facilitée dans les années 1990 par l’ouverture des barrières économiques sous l’impulsion de la Banque mondiale. La plupart des cigarettiers du continent (vestiges de l’ère coloniale) sont aujourd’hui des filiales des géants du secteur : Imperial possède par exemple 74,1 % de Sitab en Côte d’Ivoire et est propriétaire de Mabucig au Burkina Faso ; BAT détient Niger Briques, etc. Une déferlante devant laquelle les industries locales sont restées impuissantes : « Au Burkina, nous produisons 3 milliards de cigarettes par an, cela correspond à deux jours de production pour une usine européenne ou américaine. Ce n’est pas surprenant si les grandes multinationales s’imposent chez nous », explique ainsi Lassine Diawara, président du conseil d’administration de Mabucig. Imperial Tobacco possède aujourd’hui onze manufactures de cigarettes sur le continent, un site de transformation et deux imprimeries, et emploie directement pas moins de 12 000 personnes.

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Libres, jusqu’à récemment, de communiquer comme elles l’entendaient – télé, radio, journaux, affichage, sponsoring sportif et culturel… -, les multinationales ont ainsi pu s’imposer et gagner de nouveaux consommateurs.

Des profits qui partent en fumée

La contrefaçon coûte cher au secteur. Les groupes tentent de limiter l’envolée du marché parallèle.

Un marché de la contrebande estimé à 660 milliards de cigarettes, soit prèsde 12 % de la consommation mondiale : les filières illicites de commercialisation du tabac ont le vent en poupe. Et le continent n’est pas épargné. L’industrie du tabac sud-africaine (2,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel) évalue ainsi sa perte de revenus à 760 millions d’euros par an. Au Maroc, 18 % des 17,7 milliards de cigarettes consommées en 2011 auraient été écoulés via le marché parallèle, provoquant un manque à gagner en recettesfiscalesde 180 millions d’euros. En Tunisie, les douanes ont saisi en 2011 quelque 60 000 cartouches, pour une valeur de 1 million d’euros… Les cigarettes de contrebande proviennent aussi bien de l’étranger (surtout d’Asie) que de petites manufactures locales peutaxées.


Face à ce marché parallèle florissant, les multinationales réagissent. « Au Sénégal et au Bénin, nous avons signé des conventions avec lesautorités douanières, explique Thierno Diallo, directeur des affaires institutionnelles pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centralede Philip Morris International. Dans le cas du Sénégal, nous avons aussi proposé la mise en place d’un système de traçabilité des produits du tabac. »
Imperial Tobacco indique de son côté contrôler son réseau mondial de distributeurs avec « une équipe de spécialistes qui opèrent en coopération aveclesautorités », selon Ian Ross, directeur régional Afrique et Moyen-Orient.

Saisies
« En Afrique, détaille-t-il, nous avonssignédes accords de coopération auMaroc (en 2004) et en Algérie (en 2010), et collaborons avec les autorités douanières du Burkina et du Sénégal. Certaines actions ciblées ont également été organisées au Gabon. » Le groupe a notamment participé en 2011 à l’incinération de 3 millions de cigarettes au Burkina Faso etde 260 000 auSénégal. « Le commerce illicite fausse la concurrence et sape les investissements dans l’innovation, affectant l’évolution future de nos profits », justifie Ian Ross.
Pour d’autres, les multinationales du tabac s’accommoderaient volontiers de l’existence de cemarché. Selon le Dr Yussuf Saloojee, du Conseil sud-africain contre le tabagisme, les consommateurs achètent des cigarettes decontrebande à bas prix, et « quand leur situation financière s’améliore, ils réintègrent le marché licite ».
Le trafic de cigarettes prendrait de telles proportions en Afrique que le continent deviendrait même un exportateur, notamment vers l’Europe. En février, les douanes suisses s’inquiétaient ainsi de l’augmentation des saisies en provenance duSénégal. Un marché lucratif : alors qu’une cartouche de dix paquets de cigarettes contrefaites coûte moins de 6 euros à Dakar, elle est vendue plusieurs dizaines d’euros en Suisse. M.P.

S’il est difficile aujourd’hui de mesurer le nombre de fumeurs africains, l’OMS s’inquiète du phénomène. Selon elle, d’ici à 2030, 8 millions de décès chaque année dans le monde seront imputables au tabac, et « plus de 80 % [d’entre eux] surviendront dans des pays à revenu faible ou intermédiaire ». La quarantaine de pays africains signataires de la CCLAT se sont donc engagés à mettre en place des législations restrictives : interdiction de fumer dans les lieux publics, bannissement de la publicité et du sponsoring. Mais si les lois existent, elles ne sont que très peu appliquées : les lieux publics restent fumeurs et les firmes n’hésitent pas à poursuivre leurs campagnes d’affichage hors des lieux de vente tant qu’elles ne sont pas attaquées, ce qui fut le cas au Niger. Dans ce pays, où la consommation de cigarettes a été multipliée par cinq entre 2006 et 2010, les industriels ont dû se plier à ce nouveau cadre.

Manne

Outre les emplois créés par le secteur (de manière directe et indirecte, cela pourrait représenter plus de 5 millions de personnes), la manne fiscale qu’il génère peut être un frein à l’action politique. Les taxes, bien qu’inférieures à celles pratiquées en Occident, excèdent souvent la moitié du prix de vente au détail. À titre d’exemple, le Sénégal perçoit quelque 48,8 millions d’euros par an ; au Niger, le montant atteint 35,4 millions d’euros, soit 5,1 % des recettes fiscales !

Les multinationales importent en outre leur savoir-faire : « Notre expérience dans des marchés très réglementés nous permet de travailler avec succès dans ce type d’environnement », assure Thierno Diallo, directeur des affaires institutionnelles pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale chez PMI. Même son de cloche chez Imperial Tobacco : « Nous avons une solide expérience de développement de notre business dans cet environnement. »

Les cultivateurs africains, eux, ne sont pas pour autant rassurés. Alors que 90 % de leur production est exportée et que leur activité génère près de 790 millions d’euros de chiffre d’affaires par an, ils sont bien déterminés à faire entendre leur voix en novembre lors de la prochaine réunion de la CCLAT, à l’occasion de laquelle sera débattu l’article controversé. « L’OMS elle-même reconnaît que la consommation augmentera au moins jusqu’en 2050, rappelle Antonio Abrunhosa, alors pourquoi vouloir imposer une diminution de la production ? Elle ira ailleurs, comme en Chine ! » Verdict en novembre.

Un marché de la contrebande estimé à 660 milliards de cigarettes, soit près de 12 % de la consommation mondiale : les filières illicites de commercialisation du tabac ont le vent en poupe. Et le continent n’est pas épargné. L’industrie du tabac sud-africaine (2,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel) évalue ainsi sa perte de revenus à 760 millions d’euros par an. Au Maroc, 18 % des 17,7 milliards de cigarettes consommées en 2011 auraient été écoulés via le marché parallèle, provoquant un manque à gagner en recettes fiscales de 180 millions d’euros. En Tunisie, les douanes ont saisi en 2011 quelque 60 000 cartouches, pour une valeur de 1 million d’euros… Les cigarettes de contrebande proviennent aussi bien de l’étranger (surtout d’Asie) que de petites manufactures locales peu taxées. Face à ce marché parallèle florissant, les multinationales réagissent.

Concurrence faussée

« Au Sénégal et au Bénin, nous avons signé des conventions avec les autorités douanières, explique Thierno Diallo, directeur des affaires institutionnelles pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale de Philip Morris International. Dans le cas du Sénégal, nous avons aussi proposé la mise en place d’un système de traçabilité des produits du tabac. » Imperial Tobacco indique de son côté contrôler son réseau mondial de distributeurs avec « une équipe de spécialistes qui opèrent en coopération avec les autorités », selon Ian Ross, directeur régional Afrique et Moyen-Orient. « En Afrique, détaille-t-il, nous avons signé des accords de coopération au Maroc (en 2004) et en Algérie (en 2010), et collaborons avec les autorités douanières du Burkina et du Sénégal. Certaines actions ciblées ont également été organisées au Gabon. » Le groupe a notamment participé en 2011 à l’incinération de 3 millions de cigarettes au Burkina Faso et de 260 000 au Sénégal.

« Le commerce illicite fausse la concurrence et sape les investissements dans l’innovation, affectant l’évolution future de nos profits », justifie Ian Ross. saisies. Pour d’autres, les multinationales du tabac s’accommoderaient volontiers de l’existence de ce marché. Selon le Dr Yussuf Saloojee, du Conseil sud-africain contre le tabagisme, les consommateurs achètent des cigarettes de contrebande à bas prix, et « quand leur situation financière s’améliore, ils réintègrent le marché licite ». Le trafic de cigarettes prendrait de telles proportions en Afrique que le continent deviendrait même un exportateur, notamment vers l’Europe. En février, les douanes suisses s’inquiétaient ainsi de l’augmentation des saisies en provenance du Sénégal. Un marché lucratif : alors qu’une cartouche de dix paquets de cigarettes contrefaites coûte moins de 6 euros à Dakar, elle est vendue plusieurs dizaines d’euros en Suisse.

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