B.D. : Stassen, dessiner pour dessiller

Envoyé spécial en Afrique de XXI et de La Revue dessinée, l’artiste belge Jean-Philippe Stassen en a rapporté plusieurs reportages d’une grande pertinence. Un recueil les rassemblant vient de paraître.

Le reporter dessinateur varie les registres graphiques selon le discours qu’il rapporte. © Jean-Philippe Stassen.

Le reporter dessinateur varie les registres graphiques selon le discours qu’il rapporte. © Jean-Philippe Stassen.

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Publié le 3 février 2015 Lecture : 5 minutes.

Que signifie être journaliste ? Le dessinateur belge Jean-Philippe Stassen a sa propre réponse, claire et percutante : "Je pars avec des préjugés et des idées reçues, et, ce qui m’intéresse, c’est de les fracasser !"

Si ses premiers albums, en tous points remarquables, étaient frappés au coin d’un réel bien documenté, il s’agissait néanmoins de fictions. Restés tout particulièrement en mémoire, la poésie solaire du Bar du vieux Français et le très sombre Déogratias (prix René Goscinny en 2000), portant sur le génocide rwandais de 1994. Mais depuis six ans maintenant, Stassen explore un nouveau genre, le reportage en bande dessinée, inventé et porté au firmament par le Maltais Joe Sacco, avec notamment Gaza 1956. En marge de l’Histoire.

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"C’était quelque chose dont je n’osais pas rêver", raconte Stassen, quadra blond aux yeux perçants et aux fausses allures de jeune homme las. Sa rencontre avec le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, autre spécialiste du Rwanda, permettra de donner corps au rêve. Quand ce dernier crée la revue XXI avec Laurent Beccaria, il souhaite en effet injecter de la BD entre les articles de facture plus classique.

Stassen, qui a l’habitude de traîner ses guêtres en Afrique – en particulier dans la région des Grands Lacs -, est l’un des premiers à répondre présent. Au Rwanda, au Congo, au Maroc, en Belgique, il part en reporter pour XXI et pour La Revue dessinée, armé d’un regard sans concession, d’une grande faculté d’immersion et d’un crayon. Quelques années plus tard, cela donne I Comb Jesus et autres reportages africains, un recueil publié par les éditions Futuropolis.

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Jeux sur les contrastes, les dégradés et les couleurs

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Sur le plan graphique, Stassen reste fidèle à lui-même : silhouettes rehaussées d’un épais trait noir, visages expressifs, jeux habiles sur les contrastes et les dégradés de couleurs… Mais il se démultiplie aussi, adoptant différents registres, notamment quand il souhaite prendre de la distance par rapport au discours qu’il rapporte. Ainsi, dans le reportage qui donne son titre au recueil, le dessinateur laisse-t-il la parole à Arnold, ancien enfant-soldat devenu étudiant en troisième année de sciences politiques et économiques à l’université de Bukavu (RD Congo).

Toute l’histoire que raconte Arnold, parfois d’une cruauté insoutenable, est ainsi rendue avec un style spécifique ne laissant apparaître que les silhouettes sombres des hommes et de rares éléments de décor. Le texte, quant à lui, s’échappe des bulles, envahit les cases, déborde, porté par l’exigence d’un auteur qui tient plus que tout à être précis, parfois même didactique.

Avec patience et ténacité, Stassen explore pas à pas ce terrain miné où les différentes strates de conflits se superposent pour modeler le présent.

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"Il s’agit de prendre le lecteur au sérieux et de lui donner les clefs pour comprendre, explique Stassen. J’essaie de respecter certaines règles que je pense être celles du journalisme pour exprimer mon regard. Je rencontre des gens, je fais de véritables interviews et je suis toujours à la recherche du détail significatif." En la matière, il dispose d’un avantage certain sur les journalistes classiques : "Je voyage toujours avec un visa de touriste, et les gens ne savent pas très bien ce que je fais. Parfois je dis que je suis journaliste, parfois que je fais de la bande dessinée… Et ils ne se méfient pas de moi."

Dans I Comb Jesus et autres reportages africains, l’auteur des Enfants et de Louis le Portugais s’est intéressé aux migrants qui passent par Tanger pour tenter de rejoindre "l’eldorado" européen, aux tensions raciales persistantes en Afrique du Sud, aux immigrés du quartier de Matonge à Bruxelles, mais il a surtout exploré la fort complexe zone frontalière qui sépare la RD Congo, le Rwanda, le Burundi et l’Ouganda.

Un génocide, plusieurs guerres, différents groupes armés et, bien entendu, un sous-sol riche en minerais divers et lucratifs (coltan, cassitérite, tungstène, or…). Avec une patience d’archéologue et une ténacité de passionné, Stassen explore pas à pas ce terrain miné où les différentes strates de conflits se superposent pour modeler le présent.

"Quand je rentre, l’une des principales choses que je dois faire avec Patrick de Saint-Exupéry, c’est essayer de supprimer tous les sigles et acronymes", dit-il en riant. À ce titre, sa rencontre à Rubavu, en juin 2012, avec M. Kamanzi, un porte-parole du M23 qui tente d’expliquer les origines du mouvement, est un petit bijou d’humour qui, en deux pages, réussit à donner une idée de la complexité de l’histoire politique locale tout en exprimant avec justesse l’atmosphère des lieux.

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Il multiplie les contrepoints

Loin des clichés et des idées reçues, ce qui fait la force des reportages dessinés de Stassen, c’est d’ailleurs bien sa capacité à faire parler des acteurs dont les points de vue subjectifs finissent par s’agencer de manière à constituer une image relativement juste de la réalité. Il ne s’agit pas pour lui de solliciter les politiques et les chercheurs abonnés aux médias, même s’il lit leurs interviews ou leurs livres.

Non, il préfère aller à la rencontre de témoins lambda, fussent-ils des piliers de bar xénophobes ou des enfants au regard encore naïf, dont le discours n’est pas pollué par des impératifs de communication. Avec habileté, il multiplie les contrepoints, n’écartant jamais les détails personnels ou les contradictions de personnages dont les destins cumulés font l’Histoire. Le bien d’un côté, le mal de l’autre ? Très peu pour lui. Sur la question rwandaise, qui divise radicalement les hommes politiques comme les intellectuels dans la sphère francophone, il n’hésite pas à emprunter une voie médiane, renvoyant les panégyristes de chaque camp dans les cordes.

"La réalité n’est ni dans la version d’un camp, ni dans celle d’un autre, dit-il. Ce qui m’intéresse face à la complexité des problèmes de mémoire, c’est d’essayer, toujours, d’avoir le courage de penser. Quoi qu’il en soit, je sais jusqu’où je peux aller ou ne pas aller." L’exercice, en France, relève véritablement du funambulisme. "En Belgique, on est plus nuancés, peut-être parce qu’on connaît mieux le pays… soutient Stassen. Ce que je veux dire, surtout, c’est qu’il faut toujours aller plus loin, ne pas coller à des formules toutes faites qui empêchent de réfléchir à ce qui s’est passé."

Sur ce plan, il est clair que I Comb Jesus et autres reportages africains donne matière à réfléchir en dehors des cadres d’une pensée formatée. Et nous étouffe parfois un peu, tant les ténèbres semblent parfois peser sur cette région du monde. Mais où est donc passé le soleil ? Stassen offre une réponse, qui vaut ce qu’elle vaut, laissant imaginer qu’il se méfie des contrastes trop forts : "Pour rendre le soleil, il faut dessiner les ombres… et je n’aime pas le faire !" Son art de la nuance, il le mettra bientôt à contribution pour des reportages en Ukraine et à Béziers (sud de la France) où d’autres enjeux politiques complexes se nouent. Et pour ceux qui attendent avec impatience sa nouvelle oeuvre de fiction, il travaille actuellement sur Jeanne Duval, la maîtresse métisse du poète Charles Baudelaire.

I Comb Jesus
et autres reportages
africains
,
de Jean-Philippe
Stassen
,
Futuropolis,
164 pages, 22,50

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