Mokhtar Belmokhtar, le parrain du Sahelistan

Pour les militaires français, qui le traquent depuis deux ans, il est l’homme à abattre. Pleins feux sur le doyen – et le plus insaisissable – des jihadistes algériens.

Publié le 4 février 2015 Lecture : 10 minutes.

Rien de neuf sous le soleil du désert : au pays des aveugles et des fous de Dieu, dans ce "Jihadistan" en mouvement permanent qu’est devenue une partie du Sahel, "le Borgne" est toujours le roi de l’esquive. Il a déménagé, a changé ses habitudes, a perdu un à un ses lieutenants, mais celui que l’on surnomme également l’Insaisissable court toujours.

Depuis sa fuite du Mali, au plus fort de l’opération Serval début 2013, le jihadiste le plus recherché du Sahel, Mokhtar Belmokhtar, aurait fait du Sud-Ouest libyen – et plus précisément du triangle qui relie Sebha à Ubari et à Murzuq, et qui est considéré aujourd’hui comme une "zone grise" par les services de renseignements occidentaux – son nouveau repaire.

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Il y aurait installé les membres de sa famille et les hommes de sa katiba, les Signataires par le sang. Il y aurait aussi pris femme, dans une des familles qui comptent dans la zone, comme il le fit voilà plus de dix ans dans le nord du Mali – riche idée qui lui valut de nombreux soutiens locaux. À Paris, on affirme qu’en ce moment c’est dans le nord de la Libye qu’il se trouve le plus souvent (il aurait été vu à Benghazi dernièrement). À Niamey, on dit qu’il se serait également marié dans le nord du Niger avec une femme issue d’une tribu arabe. Mais, comme pour tout ce qui touche à Belmokhtar, le conditionnel est de mise.

Prendre sa retraite ? Ce n’est pas son genre, même si les frappes françaises dans la région lui ont fait mal depuis deux ans : il a perdu une demi-douzaine de lieutenants.

Personne ne sait réellement ce qu’il fait, où il est, ce qu’il pense et à combien se chiffre le nombre de ses combattants. Sont-ils un millier, comme l’indiquent certaines agences de renseignements ? Dix fois moins, comme le pensent les services nigériens ? La dernière action d’envergure qu’il a revendiquée remonte à mai 2013, lorsque ses hommes perpètrent un double attentat dans les villes nigériennes d’Arlit et d’Agadez, quatre mois après l’attaque d’In Amenas en Algérie.

Cela ne signifie pas que Belmokhtar a pris sa retraite. Ce n’est pas son genre, même si les frappes françaises dans la région lui ont fait mal depuis deux ans : il a perdu une demi-douzaine de lieutenants, parmi lesquels Hacène Ould Khalil (alias Jouleibib), Omar Ould Hamaha (Barbe rouge), son beau-père et le dernier en date, Ahmed al-Tilemsi, "neutralisé" le 11 décembre dans le Nord-Mali.

Début janvier, le groupe qu’il a fondé, Al-Mourabitoune, a revendiqué plusieurs attentats contre les Casques bleus au Nord-Mali. Puis, dans un communiqué publié sur internet qui lui est attribué, il aurait lui-même tenu à féliciter les auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo en France : "Par leur détermination, nos frères ont choisi leur cible de façon minutieuse. Ils ont épargné les Français ordinaires, qui étaient pourtant à leur portée. Ils voulaient ainsi dire à l’ennemi et à nos alliés qu’ils étaient porteurs d’un message noble. […] Ces attaques ne vont pas s’arrêter. Elles vont se poursuivre contre vos intérêts et dans vos lieux de rassemblement jusqu’à ce que vous vous retiriez de nos terres et de nos pays."

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Au nombre de ses opérations d’envergure, l’attaque du site gazier d’In Amenas, en Algérie, en janvier 2013.
© Tsuyoshi Matsumoto / AP / Sipa

Le mythe est vivant

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Voilà vingt ans que cet homme sème la mort dans le Sahel, vingt ans qu’il en réchappe miraculeusement. Comme un torero, il joue avec, tourne autour d’elle, la tutoie, mais ne la trouve jamais. C’est un vétéran de l’Afghanistan, un vétéran de l’Algérie, un vétéran du Mali. Il a survécu aux éclats d’obus dans les montagnes afghanes, aux balles de l’armée mauritanienne entre deux dunes, aux missiles des avions de chasse français, mais, à l’âge de 42 ans, il continue de se battre. Depuis Paris, Washington ou Niamey, on le suit, on le traque même, mais on n’arrive pas à lui mettre la main dessus.

"Nous avons régulièrement des informations sur lui. Mais aucune occasion ne s’est présentée à nous depuis longtemps", se désole un haut responsable des renseignements nigériens. La France en a fait sa "HVT" (high-value target, "cible de première importance") numéro un. Les États-Unis ont mis sa tête à prix – il vaut, à leurs yeux, 5 millions de dollars. Mais rien n’y fait, le mythe est bien vivant, il est même en train de se débarrasser d’une vieille rumeur qui court à son sujet depuis des années et qui le blesse au plus haut point.

Longtemps, Belmokhtar a été présenté comme un narco-jihadiste, un "voyou fanatique", un simple trafiquant de cigarettes. Ne le surnommait-on pas Mister Marlboro dans le désert ? Pourtant, ceux qui ont eu à le côtoyer ou à enquêter sur lui l’affirment avec force : cette réputation est infondée. "Mister Marlboro, c’est une construction des services de renseignements algériens, qui ont intoxiqué les services de renseignements des autres pays, dont la France", assure un médiateur qui a passé plusieurs nuits dans le désert avec Belmokhtar afin de négocier des libérations d’otages.

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"Ces gens, Belmokhtar en tête, ont renoncé à tout ce qu’on peut trouver sur terre : à leur jeunesse, aux femmes, à leur famille… L’argent ne les intéresse pas. Tous leurs actes n’ont qu’un point commun : la recherche de la mort. Le seul but de leur vie, c’est celle qu’ils auront dans l’au-delà. Tu t’en rends compte quand tu les côtoies : ils sont pris dans une forme de folie." Un autre médiateur du désert qui a eu à rejoindre Belmokhtar dans ses repaires confirme : "Ce n’est pas un trafiquant, ni de cigarettes ni de drogue. Il se sert des trafics pour financer ses activités, mais il n’est jamais directement impliqué. C’est haram pour lui."

Dans une enquête qu’il lui a consacrée et où il le qualifie de "Ben Laden du Sahara", le journaliste mauritanien Lemine Ould M. Salem accrédite cette thèse avec force arguments. En France, on admet (enfin) la méprise. "Belmokhtar n’est pas un bandit, c’est un jihadiste pur jus. Nous n’avons jamais eu la moindre preuve de financement des terroristes par les trafics, indique un agent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Ils profitent peut-être des convois, mais dans le seul but de poursuivre leur combat."

Belmokhtar lui-même s’en est défendu. C’était en 2006, dans l’une des rares interviews qu’il a accordées à un organe de presse (en l’occurrence Majallat al-Jamaa, une revue du Groupe salafiste pour la prédication et le combat, le GSPC, ancêtre d’Al-Qaïda au Maghreb islamique) : "C’est la technique de la presse instrumentalisée pour diaboliser les moudjahidine que de les faire passer pour des brigands. Nous sommes innocents de toutes les accusations mensongères." De fait, si Belmokhtar n’est pas né jihadiste – il a d’ailleurs confié à des "visiteurs" ne pas avoir toujours parfaitement maîtrisé le Coran -, il l’est devenu très tôt et n’a jamais eu, depuis qu’il a une conscience politique, d’autre but que d’étendre la "guerre sainte" dans le Sahara.

La première étape d’un projet plus ambitieux

Sa mutation intervient à un âge où, en d’autres contrées, on se prend à rêver de socialisme. Il n’a pas encore 20 ans et, depuis la ville de Ghardaïa, une cité arabo-berbère du centre de l’Algérie où il a vu le jour le 1er juin 1972 et où il a grandi, son regard est rivé sur l’Afghanistan. Mokhtar, fils de Mohamed, un épicier issu de la tribu arabe des Chaamba, neveu d’un chahid (un martyr de la guerre d’indépendance), est le benjamin d’une fratrie de huit enfants qui ne connaît ni la misère ni l’opulence. L’école ne le captive pas, la lecture du Coran, un peu plus, les exploits des moudjahidine qui se battent contre l’envahisseur soviétique en terres afghanes, encore plus.

La mort, au Pakistan, en décembre 1989, d’Abdallah Azzam, une figure du jihad, le décide à franchir le pas. C’est du moins ce qu’il déclare, en 2006, à la revue du GSPC : "Depuis ce jour, je ne rêve que d’une chose : mourir en martyr." Comment rejoint-il l’Afghanistan ? Mystère. En 1991, il y fréquente trois fronts et quelques figures de la résistance islamiste. Il y perd un oeil, lacéré par l’éclat d’un obus, alors que les Soviétiques ont déjà quitté le pays mais que la guerre civile se poursuit. Et y gagne un surnom : Laaouar ("le Borgne").

Le jeune Mokhtar Belmokhtar peu avant son départ en Afghanistan.
© Sifaoui Mohamed/Sipa

1992 : retour en Algérie. Il a des ambitions. Veut rejoindre le maquis islamiste. Fait preuve d’un surprenant activisme et, déjà, d’une soif d’autonomie. À Ghardaïa, il crée son propre groupe, la Brigade du martyre, et l’impose bientôt à la direction des Groupes islamiques armés (GIA) grâce à une action d’éclat. Nous sommes en 1993, il a 21 ans : lui et ses hommes abattent treize policiers à un barrage. Sa légende est née. Depuis vingt ans, Belmokhtar fonctionne selon le même schéma : une patiente implantation et une violence sans bornes. Deux ans plus tard, son groupe assassine cinq coopérants étrangers près de Ghardaïa. Effet immédiat : impressionnée, la direction des GIA fait de la Brigade du martyre un émirat.

Mais Belmokhtar est un visionnaire. La guerre civile algérienne n’est pour lui que la première étape d’un projet plus ambitieux : imposer la loi de Dieu à l’ensemble du Sahel. Dès le milieu des années 1990, quand Al-Qaïda n’est alors qu’une pieuvre en gestation, il drague les hommes de Ben Laden, lequel se trouve alors au Soudan et que Belmokhtar, déjà, admire. Malgré des réticences de part et d’autre, il parvient à établir le contact entre les GIA, qui deviendront bientôt le GSPC, et le Saoudien. En 2001, alors que les attentats du 11 Septembre sont imminents, Ben Laden envoie en Algérie un émissaire, Abou Mohamed al-Yamani. C’est Belmokhtar qui le reçoit. En 2005, le GSPC devient une "filiale" d’Al-Qaïda. Le gamin de Ghardaïa est désormais l’émir de la zone sud du groupe, qui semble n’avoir aucune frontière en deçà du Sahara.

Belmokhtar nourrit sa légende et construit ses réseaux

En parallèle, Belmokhtar nourrit sa légende et construit ses réseaux. Lui non plus n’a pas de frontières. Menacé chez lui, en Algérie, il est aperçu au Niger, où il lorgne le massif de l’Aïr, véritable château fort. En 2000, parce que les services de renseignements français ont eu vent de ses intentions d’attaquer le convoi, il oblige les organisateurs du rallye Dakar-Le Caire à annuler les quatre étapes du Niger et à établir un pont aérien jusqu’en Libye. Nouveau coup de pub.

Puis il s’implante au Mali. Il jette son dévolu sur la région de Lerneb, à 180 km à l’ouest de Tombouctou, près de la frontière avec la Mauritanie. Là, dans cet amas de tentes et de carrés en banco, il se marie avec une fille issue de la chefferie des Ouled Driss, un puissant clan des Bérabiche. Dorénavant, il jouit de la protection de sa belle-famille. Il peut tisser sa toile. Pendant dix ans, il est au coeur de l’expansion d’Aqmi.

Il est de toutes les prises d’otages ou presque, et de tous les coups d’éclat, comme l’attaque de la caserne militaire de Lemgheity, dans l’extrême nord-est de la Mauritanie (17 militaires tués). À cette époque, Belmokhtar est déjà une cible prioritaire pour les États-Unis. Mille opportunités se seraient présentées aux militaires américains et maliens, mais jamais l’ordre de le "neutraliser" ne fut donné. En 2005, il est repéré par les mêmes Américains, qui transmettent ses coordonnées GPS aux Mauritaniens, lesquels échouent à le capturer.

Un chef subtil et habile

La suite est plus connue. La multiplication des prises d’otages. La conquête du Nord-Mali en 2012. La prise de Gao avec ses alliés du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), qu’un de ses anciens lieutenants, Hamada Ould Mohamed Kheirou, a fondé. Ses déboires avec la "direction" d’Aqmi, qui apprécie peu son autonomie, ainsi qu’avec son rival dans la zone, Abou Zeid. Sa destitution en octobre 2012 et la création, deux mois plus tard, d’un nouveau groupe, les Signataires par le sang.

Et, en 2013, le feu d’artifice qui lui vaudra une renommée mondiale : l’attaque du complexe gazier d’In Amenas, qu’il revendique avec force (comme pour faire la nique à ceux d’Aqmi qui l’ont chassé ?), puis les attentats à Arlit et à Agadez et la fusion avec le Mujao, dans un groupe baptisé Al-Mourabitoune.

Ce pedigree fait dire à un membre des renseignements maliens que "Belmokhtar est le parrain du jihadisme dans le Sahel". "C’est lui qui a allumé la flamme salafiste, c’est lui qui l’entretient", souffle un sécurocrate nigérien. Cela en fait-il un monstre ? Ce n’est pas le portrait qu’en dressent ceux qui l’ont côtoyé et qui, pourtant, ne partagent pas son radicalisme.

"Ses hommes l’aiment et il m’est toujours apparu sympathique, souffle un médiateur du désert. Contrairement à Abou Zeid, avec lequel la discussion était impossible, c’est un homme de dialogue." Dans son livre, un témoignage des quelques semaines passées il y a cinq ans entre les mains du groupe de Belmokhtar, l’ancien otage canadien Robert Fowler évoque un chef subtil et habile qui "semblait plus âgé que les 37 ans qu’on lui attribuait" et se faisait appeler "Khaled" par ses hommes. Mustapha Chafi, un autre médiateur du désert, se souvient d’un homme "courtois" et "respectueux" de ses hôtes et qui ne le regardait jamais dans les yeux.

"Je l’ai vu pleurer lorsque nous avons parlé de ses parents", précise le Mauritanien. Ses parents… Son père lui a demandé, à la radio, de se rendre. Sa mère est même venue le voir, dans l’une de ses caches, pour qu’il rentre au bercail. Mais on ne choisit pas son destin quand on s’appelle Mokhtar, "l’élu".

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