Sénégal – Tchad : les fantômes de Hissène Habré

Il y a ceux qui se réjouissent de voir l’ancien président devoir répondre de ses crimes et il y a ceux qui, à tort ou à raison, redoutent d’être entraînés dans sa chute. Et qui pourraient bien être tentés de ralentir la procédure.

Le 21 mai, les juges d’instruction ont refusé au Tchad le droit de se porter partie civile. © AFP PHOTO/SEYLLOU

Le 21 mai, les juges d’instruction ont refusé au Tchad le droit de se porter partie civile. © AFP PHOTO/SEYLLOU

Publié le 18 juin 2014 Lecture : 7 minutes.

C’est le propre d’un procès que de réveiller les vieux démons. Celui qui attend Hissène Habré, l’ancien président tchadien accusé de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture, et incarcéré depuis onze mois dans une cellule de la prison de cap Manuel, à Dakar, n’a pas encore commencé qu’il exhale déjà, à 3 500 km de la capitale sénégalaise, une odeur âcre – celle des sueurs froides auxquelles sont régulièrement sujettes les victimes du "système Habré", mais aussi, et c’est nouveau, les anciens tortionnaires du régime.

À N’Djamena, l’enthousiasme qu’avaient provoqué, en février 2013, la création des Chambres africaines extraordinaires (CAE) chargées de juger Habré, 71 ans, au nom de l’Union africaine, puis son inculpation et son incarcération, en juillet de la même année, est retombé. L’espoir de voir un jour la justice passer est désormais teinté d’une pointe d’amertume. D’inquiétude même. "On a peur", soupire Clément Abaifouta.

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Le président de l’Association des victimes des crimes du régime de Hissène Habré, une figure de la traque contre l’ancien chef de l’État, a le sentiment que les autorités tchadiennes ne feront rien pour faciliter le travail des CAE. Pis, il craint une levée de boucliers de ceux qui ont exercé des responsabilités sous la dictature et qui, après la chute de Habré, en 1990, sont restés au coeur du pouvoir : non pas pour empêcher la tenue du procès, qui devrait se dérouler l’année prochaine, mais pour en limiter l’onde de choc. "Il y a beaucoup de gens ici qui ne veulent pas d’un procès. Soit parce qu’ils le soutiennent toujours pour des raisons politiques ou tribales. Soit parce qu’ils ont peur d’être à leur tour mis en accusation", résume un juriste tchadien qui suit le dossier de près et assiste, depuis quelques semaines, à "une forte réaction" du lobby pro-Habré. Y compris dans l’entourage du président Idriss Déby Itno.

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Ces derniers mois pourtant, bien des étapes ont été franchies. À Dakar, l’instruction dirigée par le juge sénégalais Jean Kandé est partie sur les chapeaux de roues : les magistrats se sont déplacés à quatre reprises au Tchad (dont tout récemment, entre le 24 mai et le 9 juin) et ont entendu plus de 1 500 témoins ou victimes. À N’Djamena, les autorités ont procédé à une vague d’arrestations que même les victimes avaient fini par ne plus attendre : leurs plaintes remontaient à 2000, et l’instruction, ouverte en 2001, semblait avoir été condamnée aux oubliettes.

En quelques jours, il y a tout juste un an, vingt-sept anciens cadres de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), l’instrument de répression du régime Habré, avaient été arrêtés et écroués. La plupart d’entre eux exerçaient encore des fonctions éminentes au sein de l’appareil d’État quelques semaines plus tôt. "Ces gens doivent eux aussi être jugés", indiquait à l’époque Jean-Bernard Padaré, alors ministre de la Justice (voir ci-dessous). Au même moment, le Tchad émettait des mandats d’arrêt à l’encontre de cinq figures en exil du régime Habré.

Le juge chargé de l’instruction à N’Djamena, Amir Abdoulaye Issa, admet qu’il s’agit d’un dossier "assez compliqué". Comprendre : sensible…

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Des vestiges du système Habré

Mais depuis, "on a l’impression qu’il ne se passe plus rien", déplore Clément Abaifouta. Les exilés recherchés courent toujours. Le juge chargé de l’instruction à N’Djamena, Amir Abdoulaye Issa, assure que l’enquête avance. Mais il admet qu’il s’agit d’un dossier "assez compliqué". Comprendre : sensible…

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Mais si les victimes s’interrogent, c’est surtout au vu de ce qu’il se passe à Dakar. En déposant, le 25 février, une constitution de partie civile auprès des CAE, les avocats de l’État tchadien ont suscité trouble et émoi. "Pourquoi aujourd’hui ? s’interroge Clément Abaifouta. Quand Abdoulaye Wade [l’ancien président sénégalais] repoussait sans cesse le procès, l’État tchadien n’a rien fait pour faire bouger les choses. Et quand les Chambres africaines ont été créées, il ne s’est pas non plus porté partie civile. Alors pourquoi soudainement cette décision ?"

Même Mbacké Fall, le procureur général des CAE, s’étonne : "On n’a jamais vu un État se constituer partie civile." Le 21 mai, les juges de la chambre d’instruction sont allés dans son sens et ont déclaré irrecevable la demande tchadienne au motif que l’État ne peut être à la fois considéré comme étant le bourreau et la victime. N’Djamena a demandé à ses avocats d’interjeter appel. Ces derniers dénoncent un "procès d’intention". "Il est inadmissible qu’une partie civile qui manie l’amalgame conteste la présence dans un dossier d’une autre partie civile, s’indigne Philippe Houssine, le coordonnateur du collectif des avocats de l’État tchadien. La procédure n’appartient à personne."

Témoin privilégié des premiers mois de la procédure en tant que ministre de la Justice du Tchad, Jean-Bernard Padaré s’étonne : "La DDS était un appareil de l’État. L’État doit donc s’attendre à être reconnu comme responsable, et non comme victime. Pas une seule fois, lorsque j’étais ministre, il n’a été question de se constituer partie civile." Aujourd’hui exilé en Belgique, Padaré lie ses ennuis présents à son activisme passé dans cette affaire.

"Un jour, explique un fin connaisseur du dossier, les faucons qui entourent Déby se sont réveillés. Quand d’autres personnes ont été inculpées par les CAE, en plus de Habré, ils ont sauté sur l’occasion pour dire au président que ce procès pourrait déboucher sur son inculpation. C’est faux : Déby n’est cité dans aucun document de la DDS. Il n’a rien à se reprocher, mais il croit les Occidentaux capables de lui coller n’importe quelle accusation sur le dos. Cela le rend sensible aux arguments des faucons." Parmi ceux-ci : des officiers, des hauts fonctionnaires et des membres du gouvernement, tous des "vestiges" du système Habré.

Les ennuis de Padaré – et le changement de climat autour de ce dossier – ont débuté quand les anciens cadres de la DDS ont été arrêtés au Tchad, en mai 2013, puis quand le parquet des CAE, à Dakar, a inculpé cinq personnes supplémentaires : Mahamat Djibrine, dit El Djonto, et Saleh Younouss (tous deux sont incarcérés à N’Djamena depuis un an), Abakar Torbo Rahama, Guihini Koreï (eux se trouveraient en Afrique de l’Ouest) et Zakaria Berdeï (qui pourrait se trouver au Tchad). Surprise dans l’entourage de Déby, pour qui ce procès ne devait concerner que Habré.

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Hissène Habré sort de la Cour d’appel de Dakar, le 15 novembre 2005,
sous escorte policière. © Seyllou/AFP

Donner du grain à moudre aux avocats de Habré

Quelques mois plus tard, de passage à Dakar pour signer un amendement à l’accord de coopération judiciaire entre le Tchad et le Sénégal afin de faciliter l’extradition de Djibrine et Younouss, Padaré reçoit un appel. "Tu ne signes pas", lui intime-t-on au bout du fil. Il s’exécute, au grand dam des Sénégalais. Aujourd’hui, les deux suspects sont toujours à N’Djamena malgré les demandes insistantes des CAE pour les faire venir au Sénégal. "Les juges connaissent notre position. En l’état actuel des choses et en l’absence d’accord entre nos deux pays, nous ne pouvons les leur remettre", explique le nouveau ministre tchadien de la Justice, Béchir Madet, qui privilégie toujours un procès au Tchad.

Comme d’autres, Padaré pensent qu’en se constituant partie civile le Tchad espère identifier les témoins qui pourraient accuser des hommes qui occupent encore aujourd’hui des postes clés.

Comme d’autres, Padaré et Abaifouta pensent qu’en se constituant partie civile le Tchad espère avoir accès au dossier et identifier les témoins qui pourraient accuser des hommes qui occupent encore aujourd’hui des postes clés. Certains de ces témoins ont exigé d’être entendus à Dakar plutôt qu’à N’Djamena, où un magistrat tchadien assiste aux audiences.

Les avocats du Tchad nient avec vigueur. "Il n’y a aucune volonté cachée", assurent-ils. Mais, comme le déplore Assane Dioma Ndiaye, l’un des avocats sénégalais des victimes tchadiennes, "tout cela risque de donner du grain à moudre aux avocats de Habré, qui depuis le début parlent – à tort – d’un procès piloté depuis N’Djamena". "Qui paie commande !" ne cessent de répéter les conseils de l’ancien dictateur.

Padaré, victime collatérale ?

Sa chute est aussi brutale que son passage au ministère de la Justice fut bref, et le dossier Habré n’y est pas étranger, estiment plusieurs acteurs de ce procès. Star du barreau dans son pays, l’avocat Jean-Bernard Padaré a été nommé garde des Sceaux en avril 2013, puis limogé huit mois plus tard. Particulièrement actif sur le dossier Habré, il s’était fait des ennemis tant dans l’entourage du président (dont il se dit toujours "un fidèle") que dans l’opposition. En mars dernier, il a été condamné à douze mois de prison avec sursis pour "tentative d’escroquerie" sur un commerçant. Quelques jours plus tôt, il était accusé de détournement de fonds après la diffusion, sur internet, d’un enregistrement audio le mettant en cause. Une enquête a été ouverte. Recherché par la police, Padaré crie au complot et au règlement de comptes. Après avoir fui au Cameroun, il a rejoint la Belgique au mois de mai pour, dit-il, échapper à "une tentative d’assassinat fomentée en haut lieu". Mais il ne se résigne pas à l’exil et reste en contact avec l’entourage d’Idriss Déby Itno. Le 17 mai, il a profité d’un sommet sur le Nigeria organisé à Paris pour rencontrer un émissaire du chef de l’État, à qui il a par ailleurs fait parvenir une lettre dans laquelle il lui réaffirme son soutien. Le 11 juin, il a rencontré à Paris son avocat français, Me William Bourdon.

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Rémi Carayol, envoyé spécial à Dakar

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