Guy Maurice, Total : « La baisse des cours nous rend plus sélectifs »

Dans un contexte difficile pour le secteur, le patron du groupe pétrolier sur le continent défend coûte que coûte des projets ambitieux… mais peut-être moins nombreux.

Entré chez Total en 1983, Guy Maurice a occupé des postes de direction au sein des filiales du groupe français au Congo et au Nigeria. © Bruno Levy pour JA

Entré chez Total en 1983, Guy Maurice a occupé des postes de direction au sein des filiales du groupe français au Congo et au Nigeria. © Bruno Levy pour JA

ProfilAuteur_ChristopheLeBec

Publié le 2 décembre 2014 Lecture : 8 minutes.

Aux manettes de la région Afrique subsaharienne du pétrolier français depuis avril, Guy Maurice a pris le pouls des différents projets extractifs de son groupe avant de définir sa stratégie.

Souriant et accessible, cet ingénieur de 57 ans, formé à l’École centrale de Lyon, est entré chez Total en 1983. Après avoir oeuvré en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient, il poursuit sa carrière en Afrique dès 2004. Il dirige alors successivement les filiales du groupe dans deux pays clés : le Congo et le Nigeria. Depuis Abuja, où il menait les négociations avec les autorités, il a restructuré la filiale du pays, installant à Lagos l’ingénierie des projets menés en offshore profond et à Port Harcourt ceux du delta du Niger, développés en coentreprise avec la compagnie nationale NPDC.

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Après vingt-cinq ans d’expatriation, ce père de famille trouve « étrange » de revenir au siège parisien de Total. Il hérite d’une région Afrique amputée de l’Algérie et de la Libye, désormais rattachées à la région Maghreb-Moyen-Orient dans le cadre d’un rééquilibrage des zones de production du groupe. Interrogé par Jeune Afrique pour sa toute première interview, en marge de l’Africa Oil Week, qui se tenait début novembre au Cap, il s’explique sur les ambitions de son groupe au moment où l’ensemble de l’industrie pétrolière est bousculée par une forte baisse des cours du baril de brut.

Propos recueillis par Christophe Le Bec

Jeune Afrique : Total est affecté par le décès tragique de Christophe de Margerie dans un accident d’avion, le 20 octobre. Quel est son héritage stratégique sur le continent ?

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Guy Maurice : Au sein du groupe, chacun a ressenti comme un moment d’apesanteur et de vide à l’annonce de sa mort. Christophe de Margerie a su, partout où il allait, tisser des relations de confiance avec ses équipes, les chefs d’État et de gouvernement, mais aussi nos sous-traitants. Il respectait profondément ses partenaires, petits et grands, et leur tenait un discours franc et direct. Malgré la perte terrible que constitue sa disparition, Total a su se remettre en ordre de marche, dans la continuité de ce qu’il avait impulsé, avec une stratégie inchangée pour l’Afrique, comme Patrick Pouyanné, notre nouveau directeur général, l’a rappelé.

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Total-Guy-Maurice-Parcours-JA2810p101Que représente l’Afrique pour votre groupe ?

Le continent est stratégique pour Total. Un tiers de notre production provient de cette zone, soit quelque 670 000 barils par jour. Avec ses partenaires, le groupe y gère au total un volume de 1,3 million de barils quotidiens, soit presque l’équivalent de la consommation journalière de la France.

Sur les 26 milliards de dollars (18 milliards d’euros) investis en 2013 dans le monde pour l’exploration et la production, l’Afrique a représenté 10,5 milliards de dollars. Ceux-ci permettent notamment le développement de quatre mégaprojets : Clov en Angola, Egina et Ofon phase 2 au Nigeria et Moho Nord au Congo. Dans la région subsaharienne, l’Angola, le Nigeria, le Congo et le Gabon – que nous surnommons « les quatre soeurs » – fournissent l’essentiel de notre production. Et nous menons des activités d’exploration dans sept autres pays.

Au niveau mondial, Total a revu à la baisse ses objectifs de production pour 2017, de 3 millions à 2,8 millions de barils par jour. L’Afrique sera-t-elle concernée ?

Les retards de démarrage de notre projet au Kazakhstan expliquent une petite part de cette légère baisse. Nous sommes surtout plus prudents, tenant compte des éventuels retards et des ventes de certains actifs. Mais pour l’Afrique, cela ne change pas grand-chose : avec le lancement de Moho Nord, prévu en 2016, et de Kaombo [en Angola] et Egina en 2017, nous devrions ajouter plus de 600 000 barils par jour à notre portefeuille…

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En quoi votre présence en Afrique est-elle aussi cruciale ?

Le groupe a une connaissance spécifique du continent, où nous sommes présents depuis 1928. Quand je présente les dossiers africains au comité exécutif de Total, il sait de quoi je parle. Nous croyons en ce continent, notre histoire récente en témoigne. Par exemple, nous sommes prêts à développer un mégaprojet de 15 milliards de dollars au Nigeria [Egina], pays pourtant réputé difficile pour les compagnies internationales.

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Il y a un an à peine, votre prédécesseur, Jacques Marraud des Grottes, estimait que le prix du baril de brut se stabiliserait autour de 100 dollars le baril. Aujourd’hui, il est à 82 dollars…

L’activité pétrolière est cyclique. À long terme, je pense, comme lui, que les prix s’équilibreront autour de ces 100 dollars le baril.

Mais à ce niveau de prix, la conjoncture ne vous est pas favorable à court terme…

C’est évident, et particulièrement en Afrique, où les coûts d’exploitation sont globalement plus élevés. Mais même à 100 dollars, la situation commençait déjà à être compliquée l’an dernier ! Christophe de Margerie nous alertait depuis plusieurs années : il y a dans notre industrie une décorrélation trop forte entre nos coûts d’exploitation, en forte hausse depuis dix ans, et le prix du baril, quasi stable de 2010 à 2013, et en baisse aujourd’hui.

Total, leader à la pompe

Avec un réseau de quelque 3 900 stations-service réparties dans 40 pays africains, Total Marketing & Services – la branche aval [après la production] du groupe français – est le leader de la distribution de produits pétroliers en Afrique, avec 14 % de part de marché en moyenne.

Alors que les autres majors sont en retrait dans l’aval sur le continent, elle dispose d’une position fortement dominante dans les pays francophones et ouest-africains.

Pour monter en puissance, Total a racheté le réseau de l’américain ExxonMobil dans quatorze pays subsahariens en 2005, et celui de son compatriote Chevron dans deux pays en 2010. En 2013, le groupe a distribué 16,1 millions de tonnes de produits pétroliers à quelque 1,6 million de clients africains.

Reste que la plupart de ces produits sont raffinés en dehors d’Afrique. Total n’a conservé que cinq raffineries, en Afrique du Sud, au Gabon, au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Et leurs capacités sont insuffisantes pour approvisionner l’ensemble de ses stations-service.

Compte tenu du développement du pétrole de schiste aux États-Unis, le marché américain s’est fermé aux producteurs africains. Quant à l’Asie, sa consommation donne des signes d’essoufflement… Face à cette situation, de moins en moins tenable, les marchés de capitaux sont réticents à l’idée d’investir dans le secteur pétrolier, et sont très attentifs à la profitabilité des projets.

Quelles conséquences cette conjoncture peut-elle avoir sur l’exploration et les nouveaux projets en Afrique ?

Chez Total, nous sommes encore plus rigoureux dans la sélection des projets, afin de garantir leur profitabilité. La situation n’aura pas de conséquences pour ceux dont le développement a déjà été approuvé, comme Moho Nord, Egina et Kaombo.

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Leur démarrage ne sera pas repoussé car leur modèle économique reste solide, grâce à la taille de leurs réserves et aux efforts déployés pour réduire les coûts. En revanche, à l’avenir, les petits et grands projets qui ne satisferont pas nos critères de profitabilité seront écartés ou repoussés.

Le Gabon est le seul de vos quatre grands pays subsahariens de production où vous n’avez pas lancé de grand projet. Pourquoi ?

Dans ce pays, nous poursuivons activement l’exploration sous-marine profonde. Nous avons notamment trouvé du gaz sur le permis de Diaba.

À quels types de projets donnez-vous la priorité ?

Nous nous positionnons sur les projets de haute technicité, où nous réalisons la meilleure plus-value et où nous sommes attendus par les États hôtes. Nous sommes d’ailleurs le premier opérateur en offshore profond en Afrique de l’Ouest.

En dehors des mégaprojets comme Egina ou Kaombo, nous orientons nos activités d’exploration vers les gisements sous-marins dits marges abruptes [au bas d’une pente géologique] similaires à celui de Jubilee, au Ghana [découvert par Tullow Oil et Kosmos Energy], qui est le plus bel exemple africain à ce jour.

Total-cPeterLivermore-Total-JA2810p101 2Nous avons des projets de ce type en Afrique de l’Ouest, en particulier en Côte d’Ivoire, où les perspectives nous apparaissent intéressantes, mais également en Afrique du Sud. Au large de Port Elizabeth, les conditions météorologiques en mer sont particulièrement difficiles, nous ne pouvons réaliser les forages exploratoires que pendant l’hiver austral, de juillet à août. Notre plateforme a d’ailleurs subi des avaries mécaniques, elle est en cours de réparation. Mais nous persévérons, nous restons confiants.

Vous laissez donc les projets à terre à d’autres compagnies ?

Les compagnies locales se positionnent sur les blocs à terre classiques, plus accessibles, ce qui leur permet de se développer, et c’est bien légitime. Mais dans ce domaine, nous restons intéressés par les projets complexes, dans des pays sans tradition pétrolière, où nous pouvons apporter beaucoup. C’est le cas de l’Ouganda, où nous menons un projet à proximité du lac Albert, dans une zone où nous sommes particulièrement attentifs à la protection de l’environnement.

Pour réaliser les premiers sondages sismiques, nous avons ainsi utilisé une technologie sans câble permettant de limiter l’impact sur l’environnement. De la même manière, pour chaque forage d’exploration, nous avons mis en oeuvre un projet de réhabilitation du sol. Le pétrole produit sera transporté par pipeline jusqu’à la côte kényane, distante de 1 200 km, opération complexe compte tenu des caractéristiques du pétrole en question, qui est cireux… C’est un projet d’ingénierie ambitieux !

Êtes-vous inquiets de la montée en puissance des juniors pétrolières internationales telles que Tullow Oil et Anadarko, qui se sont montrées très actives sur le continent ?

Bien au contraire, nous les voyons comme des partenaires stimulants, ce sont des professionnels de qualité. Ils ont su être proactifs dans l’exploration et faire avancer les projets. D’ailleurs, nous sommes associés avec Tullow en Ouganda.

Que pensez-vous du développement des compagnies pétrolières nationales africaines ?

Les sociétés pétrolières nationales en sont à des stades d’avancement et ont des rôles différents. Les compagnies partenaires en Afrique passent progressivement du statut de régulateur à celui d’opérateur. Une ambition légitime que nourrissent notamment la Sonangol [Angola], la NPDC et la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC) et que nous accompagnons avec intérêt. N’oublions pas que certaines des compagnies pétrolières les plus performantes au monde sont des compagnies nationales : c’est le cas du norvégien Statoil, du malaisien Petronas ou encore du brésilien Petrobras.

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