Algérie : Kamel Daoud, l’homme révolté

Chroniqueur acide de la vie politique et sociale de son pays, l’écrivain algérien poursuit l’oeuvre de Camus en imaginant qui était l’Arabe tué par Meursault dans L’Étranger. Et comment sa famille a réagi face à ce drame.

N’hésitant pas à briser les tabous, l’écrivain algérien, Kamel Daoud, est connu pour ses critiques acerbes du rapport des musulmans avec leur religion. © Vincent Fournier pour J.A.

N’hésitant pas à briser les tabous, l’écrivain algérien, Kamel Daoud, est connu pour ses critiques acerbes du rapport des musulmans avec leur religion. © Vincent Fournier pour J.A.

Publié le 28 mai 2014 Lecture : 6 minutes.

Son identité est un mystère que nul n’a élucidé. Qui sait qui était cet Arabe que Meursault a tué en 1942 sur une plage de l’Algérie française ? Ce personnage clé du chef-d’oeuvre d’Albert Camus L’Étranger n’a ni nom ni prénom. Aucune famille ne lui est connue. Depuis, il demeure une ombre assassinée froidement avec pour unique témoin un soleil de plomb. C’était sans compter le talent de Kamel Daoud. Ce brillant journaliste algérien s’est plu à revisiter l’univers camusien pour en exhumer un dossier imaginaire estampillé « l’Arabe de Camus » dans Meursault, contre-enquête. Un premier roman né d’un texte que le chroniqueur du Quotidien d’Oran avait publié en 2010, et qu’il avait intitulé « Le Contre-Meursault ou l’ »Arabe » deux fois tué ». Dans ce récit, court et incisif, repris par le journal français Le Monde, Kamel Daoud ose donner un nom à celui qui « n’avait pas droit à un seul mot dans cette histoire ».

La victime de Meursault, invente Kamel Daoud, se prénommait Moussa. Mais « il sera l’Arabe pour toujours », soupire Haroun, un vieillard esseulé dans un bar d’Oran, qui vous tutoie d’emblée. Lui, c’est le seul frère de Moussa, originaire du quartier algérois de Bab El Oued. Leur père était un veilleur de nuit taiseux, leur mère toujours en vie est plongée dans un deuil irrémédiable. Avec délicatesse, Haroun avertit l’universitaire camusien, qui l’écoute doctement : « Ce n’est pas une histoire normale. » Elle est aussi absurde que le meurtre de l’Arabe, construite à partir de faits littéraires dont s’affranchit Kamel Daoud.

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Un arabe dialectal élégant et un français châtié

Dès la première ligne, son roman s’annonce audacieux : « Aujourd’hui M’ma est encore vivante. » Une référence décomplexée à L’Étranger, réapproprié sans rancoeur ni désir de vengeance. « Quand on lit Camus, on pense mais on ne rêve pas. Je voulais investir son univers par l’imaginaire », confie-t-il en dégustant son café dans une pièce exiguë du bureau parisien des éditions Actes Sud. Kamel Daoud parle comme il écrit, avec des phrases courtes, précises, rythmées et subtiles, adoucies par des métaphores, panachant un arabe dialectal élégant et un français châtié. Figure de proue de la scène médiatique et littéraire algérienne contemporaine, Kamel Daoud se refuse aux génuflexions devant un temple camusien sacralisé, intellectualisé ou politisé par des exégètes et autres critiques dont certains n’ont toujours pas cicatrisé les plaies béantes de la guerre d’Algérie. Pas de tabou à cet égard pour cet auteur né en 1970, huit ans après l’indépendance, qui l’admet sans gêne : « Camus fait partie de ma généalogie littéraire, mais sans plus. »

Son parcours littéraire démarre dans son petit village natal de Mesra, près de Mostaganem. C’est « par accident » qu’il découvre la mythologie grecque, à l’âge de 10 ans, dans la bibliothèque décharnée de son école. De quoi s’initier aux divinités avant d’être séduit par des opuscules des Frères musulmans rapportés du Caire sous le manteau et de s’engager en Algérie dans les cellules clandestines de la confrérie. Puis, ce « mystique obsédé par le sens » rompt avec le mouvement. Et se découvre une passion pour les récits maritimes et les univers insulaires. « Les tables des bars d’Oran sont des archipels d’îles où les solitudes s’additionnent, j’en ai fait le principal lieu de mon livre », commente-t-il sans lyrisme ni cynisme. S’ensuivent des lectures passionnées des textes religieux hindous, bouddhistes, hébraïques, puis les grands poètes perses soufis qui l’inspirent tant. L’incontournable Camus se glisse dans ces interstices littéraires, là encore à travers le prisme du sacré. « Quand les Algériens parlent de Camus, ils n’évoquent pas L’Étranger mais Le Mythe de Sisyphe. Plutôt que le meurtre de l’Arabe, ils lui reprochent d’avoir tué Dieu. Les Algériens sont tous des Meursault, de même qu’un islamiste qui assassine un otage au fin fond du Sahara », veut croire l’auteur d’une chronique intitulée « Les 36 millions de Meursault ».

Intrigant mais aussi parfois confident

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De Moussa, le frère imaginé de l’Arabe de Camus, à Meursault, en passant par Dieu, le diable, un jihadiste, un dictateur… Daoud s’est fait une spécialité de pénétrer dans des psychologies complexes et parfois inaccessibles pour les décrypter et les mettre en scène. Un exercice journalistique risqué lorsqu’il décrit en toute liberté de sa plume alerte les agissements des personnalités de la classe politique algérienne et du président Abdelaziz Bouteflika.

Chaque jour depuis douze ans, sa chronique, la plus lue en langue française en Algérie, passe au crible la vie politique et sociale complexe de son pays. Sa liberté d’expression est totale. Plus que la censure d’État et les menaces assassines d’islamistes, il dit redouter « les cercles d’affaires qui dirigent l’Algérie » et risquent d’influer sur les choix éditoriaux des journaux. « Eux seuls peuvent me tuer… financièrement », glisse-t-il. En toute discrétion, il n’est pas rare que des responsables politiques et militaires demandent à le rencontrer pour connaître cette plume mythique qui les décrit, souvent avec une précision presque intime. Il se mue alors en intrigant mais aussi parfois en confident. « Les libérateurs ont une psychologie complexe qu’il faut comprendre pour saisir qu’ils agissent parfois de bonne foi. Ils sont convaincus de faire le bien, de protéger le pays contre une invasion étrangère et contre son propre peuple », lâche-t-il avec un brin de désillusion. Avant de reprendre : « L’Algérie me déçoit tant elle ressemble à une caserne oisive. Cette nation a le génie de la créativité uniquement dans la rébellion. » Lui appelle ça « la théorie du colon manquant » et, en bon souverainiste revendiqué, se prend à rêver d’un État fort mais éclairé.

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Au lendemain de la réélection de Bouteflika, Kamel Daoud écrit, dans la douleur, une chronique dans laquelle « le personnage type d’une dictature narcissique qui veut aller du Palais au cimetière » bute, dès les premières lignes de son autobiographie, sur sa date de naissance. « Un dictateur a le pouvoir de modifier même son acte de naissance alors, dès le début de son entreprise hagiographique, il épluche les dates des grands personnages comme l’émir Abd el-Kader, Napoléon… » Ce projet entamé, Daoud l’a laissé de côté pour le moment. La rédaction en cours de son second roman l’apaise et le stimule. Tenir ses chroniques quotidiennes le « maintient en veille ». Qu’écrira-t-il quand ce président partira ? Il rétorque tout de go : « Un seul mot : « ouf ! » »

Partenariat Gagnant-gagnant

Avant de paraître chez Actes Sud, le premier roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, a d’abord été publié en Algérie, en novembre dernier, par les éditions Barzakh. Une démarche propre à cette maison d’édition créée en 2000 par Sofiane Hadjadj et sa compagne Selma Hellal. Objectif : inciter les talents littéraires à publier leurs oeuvres d’abord en Algérie et ainsi raviver un patrimoine culturel mis à mal par le départ massif d’intellectuels pendant les années noires. Pour le moment, Barzakh collabore avec la maison d’édition arlésienne Actes Sud. Avant Kamel Daoud, il y a eu L’Envers des autres, le premier roman de Kaouther Adimi, en 2011. « Les maisons d’édition parisiennes n’ont pas cette vue des choses et préfèrent venir pêcher les auteurs sur place, exigent l’exclusivité, de manière unilatérale… », constate Sofiane Hadjadj. C’est ainsi que les droits des oeuvres d’écrivains algériens aussi mythiques que Kateb Yacine ou Mohammed Dib sont toujours la propriété de maisons d’édition françaises. « Un système qui cause des dégâts considérables en Afrique de l’Ouest et du Nord, où l’économie du livre est très faible et dont nombre d’écrivains préfèrent publier en France », conclut le cofondateur de cette dynamique maison.

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