Faut-il avoir peur de l’APE ?

Après plus de dix ans de négociations, l’accord de partenariat économique a enfin été conclu entre l’Union européenne et une grande partie de l’Afrique subsaharienne… Mais crée toujours autant la polémique.

Une usine ivoirienne de thon. Les industries africaines espèrent que l’APE leur permettra d’exporter davantage. © Nabil Zorkot/EditionsDuJaguar

Une usine ivoirienne de thon. Les industries africaines espèrent que l’APE leur permettra d’exporter davantage. © Nabil Zorkot/EditionsDuJaguar

OLIVIER-CASLIN_2024

Publié le 23 septembre 2014 Lecture : 8 minutes.

Le 10 février 2014 fera date dans l’histoire mouvementée des relations commerciales entre l’Union européenne (UE) et l’Afrique subsaharienne. En parvenant contre toute attente à un consensus, après plus de dix ans d’âpres discussions, les négociateurs européens et leurs homologues ouest-africains donnent enfin le coup d’envoi de l’accord de partenariat économique (APE), censé succéder aux conventions ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), signées depuis 1975 entre l’Union et les pays du Sud.

Les chefs d’État de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) signent le document en juillet, suivis quelques jours plus tard par une partie de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), puis par le Cameroun.

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Pour en savoir plus les les Accords de partenariat économiques (APE) : 

L’Afrique de l’Est pose ses conditions à la signature de l’APE

Carlos Lopes : « L’Europe ne tient pas compte de l’avenir de l’Afrique »

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APE : le secteur privé n’a jamais été réellement consulté ni associé dans les négociations

Sommet Europe-Afrique : cap sur le libéralisme !

Un véritable soulagement pour les Européens, qui, jusque-là, n’avaient pu convaincre que Maurice, les Seychelles, Madagascar et le Zimbabwe.

Véritable accord de libre-échange, l’APE contient pour la première fois le principe de réciprocité imposé par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il prévoit la suppression des droits de douane pour les importations vers l’Europe et une réduction progressive de ces mêmes barrières dans l’autre sens.

La carotte et le bâton

Pour vaincre les dernières résistances, l’UE a su manier la carotte, en acceptant de ne libéraliser que 75 % des marchés signataires, et le bâton, en menaçant les réfractaires de revenir sur l’accès préférentiel dont bénéficient leurs exportations vers l’Europe.

En Afrique de l’Ouest, Bruxelles a également pu compter sur les agendas politiques propres à certains chefs d’État.

Favorable par conviction à l’APE, le président ivoirien, Alassane Ouattara, a profité de sa présidence de la Cedeao pour user de toute son influence, aidé par son homologue sénégalais Macky Sall, devenu « facilitateur » et non plus simple négociateur. Celui-ci a joué à fond la carte diplomatique jusqu’à obtenir son « compromis de Dakar » début 2014. 

Même le Nigeria, toujours opposé à l’accord en juin dernier par « réalisme économique », a su se montrer plus conciliant depuis qu’il espère un soutien occidental pour lutter contre Boko Haram. Seuls aujourd’hui les pays de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) manquent à l’appel. Ils ont jusqu’au 1er octobre pour accepter une offre européenne dont ils n’ont pour l’instant pas voulu entendre parler.

L’APE est loin de faire l’unanimité sur le continent, comme le reflète la longueur des négociations. Et de nombreuses questions demeurent sur l’impact réel de ce nouveau cadre imposé à l’Afrique et à ses populations.

Facteur d’intégration ?

En acceptant de négocier au niveau régional comme le souhaitaient les pays ACP, l’UE assure vouloir renforcer les processus d’intégration en cours à travers le continent. « L’APE soutient cette dynamique de manière très concrète, comme l’adoption d’un tarif extérieur commun en octobre 2013 dans la Cedeao le confirme », estime Remco Vahl, chef adjoint de l’unité chargé des APE à la direction générale du commerce de la Commission européenne. « Les pays d’un même bloc ont dû apprendre à travailler ensemble face aux Européens », confirme Isabelle Ramdoo, ancienne négociatrice pour son pays, Maurice.

Les organisations les mieux structurées (SADC et, surtout, Cedeao) ont d’ailleurs été les premières à accepter l’accord, « ce qui a été une bonne nouvelle pour l’UE, qui, dans le cas contraire, aurait eu beaucoup de mal à prouver que l’APE était un facteur d’intégration », constate Cheick Tidiane Dieye, économiste et représentant de la société civile de la Cedeao durant les négociations, depuis 2003.

Les pays africains ont peu de produits transformés à exporter.

Pas sûr néanmoins que l’APE contribue à encourager les échanges commerciaux intra-africains. « Les pays d’une sous-région préféreront exporter vers un marché européen libre de tout droit de douane plutôt que vers d’autres entités régionales qui ne leur offriraient pas les mêmes avantages sur le continent », craint Isabelle Ramdoo.

Plus d’exportations ?

« L’APE risque de ne pas vraiment changer la donne, redoute Xavier Carim, négociateur pour l’Afrique du Sud et directeur au ministère du Commerce et de l’Industrie. Les pays africains ont peu de produits transformés à exporter, et ils disposaient déjà d’un accès privilégié au marché européen pour les matières agricoles. » Pas d’explosion à attendre donc, d’autant plus que les produits du continent devront répondre au préalable aux normes européennes. « C’est une vraie difficulté pour l’Afrique », reconnaît Cheick Tidiane Dieye. Voire même « une barrière commerciale réelle », s’inquiète Xavier Carim.

La question ne date pas de la mise en place de l’APE « et est régulièrement mise sur la table des négociations », témoigne Remco Vahl. Le responsable européen compte sur une coopération sans faille sur ce point entre les partenaires, car « il n’est pas question de revoir nos standards à la baisse pour aider un pays à exporter », prévient-il. Autre souci pour l’Afrique, la généralisation des accords de libre-échange passés entre l’UE et les autres régions du monde, comme celui actuellement en discussion avec les États-Unis, « pourrait contribuer à une érosion des préférences commerciales pour les produits africains », poursuit Remco Vahl.

André Fotso : « L’APE jette les prémices d’un partenariat pour le développement »

Le chef du Groupement interpatronale du Cameroun (Gicam) André Fotso estime que l’accord de partenariat économique (APE) représente une chance à saisir pour le secteur privé, même si les défis restent nombreux.

andre-fotso gicamIl a répondu à nos questions.

Jeune Afrique : Le Cameroun a ratifié l’APE fin juillet. Qu’est-ce que le pays est en droit d’en attendre ?

André Fotso : Le Cameroun a effectivement procédé, le 22 Juillet 2014, à la ratification de l’Accord de Partenariat Economique d’étape paraphé avec l’Union européenne le 17 décembre 2007, signé le 15 Janvier 2009 et validé au Parlement camerounais le 12 juillet 2014.

Pour le Cameroun, il s’agit à coup sûr d’une étape importante du processus de négociation initié à Cotonou depuis 2000 entre l’Union Européenne et les pays ACP. 

Lire la suite de l’interview ici…

Vers l’industrialisation ?

« Ce n’est pas en facilitant les importations européennes que nous allons favoriser l’industrialisation du continent. » En une phrase, Jacques Berthelot, économiste et spécialiste des questions de développement, résume les peurs de l’Afrique. « L’ouverture progressive des marchés africains devrait permettre à ceux qui ont commencé à s’industrialiser de poursuivre le processus. Pour les autres, ce sera vraiment très compliqué », souligne Xavier Carim.

Autorisés à protéger 25 % de leurs économies, « les pays africains vont devoir bien choisir les secteurs qu’ils ne souhaitent pas libéraliser », reprend le Sud-Africain. Et donc définir une réelle stratégie. « Taxer les importations de voitures mais détaxer celles des pièces détachées pour accroître la compétitivité des constructeurs africains », donne pour exemple Cheick Tidiane Dieye, qui craint que le délai accordé par l’APE soit trop court pour permettre aux produits africains de faire face sur leur propre marché à une concurrence européenne bien organisée.

Remco Vahl peut bien invoquer « les clauses de sauvegarde contenues dans chaque APE », si le Nigeria s’est opposé à tout accord jusqu’en juin dernier, c’est justement par crainte de voir débarquer les produits estampillés UE sur un marché ouest-africain qu’il considère être le sien.

Moteur de développement ?

Pour justifier ses APE, l’Union européenne les présente comme étant « des outils de développement ». « À condition d’y mettre les moyens financiers », insiste Isabelle Ramdoo, qui estime que l’esprit de l’accord a été détourné par la Commission. Celle-ci a confié les négociations à sa direction générale du commerce plutôt qu’à celle du développement et de la coopération, comme lors des accords de Cotonou.

Part de lue dans échange commerciaux

« L’APE n’est qu’un accord de libre-échange auquel l’UE a ajouté un volet développement en 2007 pour remporter l’adhésion des pays d’Afrique », s’agace Cheick Tidiane Dieye. « L’UE se contente de débloquer 6,5 milliards d’euros sur cinq ans, quand la perte des recettes douanières va coûter plus du double aux États de la Cedeao », précise Jacques Berthelot.

« Toute l’aide publique disponible ne suffit pas à développer une région », préfère rappeler Remco Vahl, pour qui « c’est le commerce et l’investissement privé, attirés par de nouvelles opportunités, qui permettent de créer de la richesse et d’accélérer le développement. Et c’est exactement le but de l’APE ». Aucun financement supplémentaire n’a été prévu par Bruxelles, accusé de recycler d’anciens fonds, tout en mettant à contribution la Banque européenne d’investissement (BEI) et la coopération bilatérale de ses pays membres pour faire l’appoint.

Les premières mesures de l’accord risque d’avoir un impact négatif pour plusieurs pays du continent

De meilleures relations ?

Mise à mal par des négociations « à couteaux tirés » selon plusieurs observateurs, « la confiance entre les partenaires est actuellement au plus bas », estime Xavier Carim. Pour beaucoup, l’instauration de la date butoir du 1er octobre 2014 pour entériner les APE, fixée de manière unilatérale par l’UE, n’a rien arrangé. « Les décisions de Bruxelles n’ont pas toujours été très diplomatiques », confirme Isabelle Ramdoo.

Remco Vahl reconnaît bien qu’il y a eu quelques tensions, mais garde en tête que, malgré les affrontements, « des solutions, satisfaisantes pour les différentes parties, ont pu être trouvées ». Pour lui, « l’APE n’est pas un acte de mariage, mais un contrat passé entre partenaires, pour le plus grand bénéfice de chacun ».

Reste que l’application des premières mesures liées à l’accord risque d’avoir un impact négatif pour plusieurs pays du continent, « et donc d’envenimer un peu plus les relations », appréhende déjà Xavier Carim. Et les négociations sont loin d’être terminées… Les dossiers, ô combien sensibles, de l’investissement, des services ou encore de la propriété intellectuelle doivent être traités lors du prochain round de discussions, prévu pour 2015. En espérant que d’ici là les États africains auront défini leurs priorités. « Ce qui n’est toujours pas le cas », déplore Isabelle Ramdoo. « Dans les deux camps, nous allons faire face à de très nombreux challenges », résume Xavier Carim.

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