Ombres et lumière

Vingt ans après le « Changement du 7 novembre », le président Zine el-Abidine Ben Ali peut se targuer d’avoir sauvé et consolidé l’héritage bourguibien. Sans être parvenu toutefois à en finir avec certaines dérives.

Publié le 20 décembre 2007 Lecture : 8 minutes.

De Bourguiba à Ben Ali, la Tunisie reste le pays de tous les paradoxes. Un pays que l’on aimerait croquer comme une pomme, mais qui vous laisse, parfois, un goût amer. Un pays où la modernité – insolente par moments – se fracasse rapidement contre des pesanteurs diverses et variées. Le culte de la personnalité envahit tous les espaces, publics et privés. Le parti-État nivelle les idées et les hommes. Celui qui est « pour ou contre » le parti-État devient celui qui est « pour ou contre la Tunisie ». Dès que l’on critique ce qui ne va pas on est qualifié d’« antipatriote » si on est tunisien et d’« ennemi de la Nation » si on est étranger.
De « despote éclairé », Habib Bourguiba, premier président de la République (1957-1987), est progressivement devenu – en partie à cause de son entourage – un « despote absolu ». D’un chef d’État qui aime son pays, il est devenu un homme qui s’accroche au pouvoir, qui ne respecte plus les principes qu’il avait lui-même épousés, ceux des lumières : la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, le respect des libertés. Certes, il a bien géré l’économie, sortant définitivement le pays du sous-développement. Mais il n’a pas intégré la liberté politique – une des dimensions fondamentales des droits de l’homme. En 1987, a fortiori en 2007, la Tunisie ne peut plus se satisfaire du « mange et tais-toi ! ». Les pays asiatiques ont compris très tôt que démocratie et bonne gouvernance allaient de pair, l’une alimentant l’autre dans un cercle vertueux de croissance (8 % à 10 % par an). Cela, Bourguiba n’en a pas pris la mesure. Si son uvre, bâtie par des hommes pour la plupart intègres, lui a survécu, c’est parce qu’elle était fondée sur des institutions solides et une vision claire : pas de progrès économique sans équité sociale et sans participation active de la moitié de la population, les femmes.

Culte de la personnalité
C’est justement pour sauver cet héritage, qui risquait de s’enliser dans les sables de l’autocratie ou de la théocratie islamiste, que son Premier ministre, Zine el-Abidine Ben Ali, a dû intervenir pour lui succéder en douceur, conformément à une lecture intelligente de la Constitution. En prenant le pouvoir, le 7 novembre 1987, Ben Ali était effectivement animé par une triple volonté : redresser le pays (ce qu’il a fait), garder le cap sur la modernité (ce qu’il a fait aussi) et garantir les libertés politiques (ce qui reste à faire). Les tares du régime déchu de 1987 avaient pour nom présidence à vie, parti-État, culte de la personnalité, absence de liberté et de collégialité, pseudo-consensus autour du chef. Dans la « Déclaration du 7-novembre », Ben Ali ne reconnaissait-il pas que le peuple « a atteint un tel niveau de responsabilité et de maturité que tous ses éléments et ses composantes sont à même d’apporter leur contribution constructive à la gestion de ses affaires, conformément à l’idée républicaine qui confère aux institutions toute leur plénitude et garantit les conditions d’une démocratie responsable » ?
Vingt ans après, force est de constater que le culte de la personnalité est plus fort que jamais, autour de Ben Ali comme autour du « Changement du 7 novembre », auquel on a même attribué une couleur de ralliement, le mauve. Ce culte n’est même plus circonstanciel, il est devenu un fait incontournable de la vie quotidienne. Les portraits du chef de l’État sont partout. La limitation des mandats présidentiels (à trois), décidée par Ben Ali à ses débuts, a été supprimée par voix référendaire. Le président, dont le bilan économique et social est globalement positif, devrait donc pouvoir briguer un cinquième mandat en 2009. La démocratie est distillée à doses homéopathiques et de façon discrétionnaire : c’est Ben Ali lui-même qui fixe le nombre de sièges attribués aux opposants agréés. C’est lui qui décide de l’évolution de ce quota dans le temps, qui définit la place et le rôle des opposants invités à siéger au Parlement Les partis sont obligés de s’aligner s’ils veulent exister un tant soit peu. Quand une organisation ou une formation politique s’avise de défendre son indépendance, elle devient suspecte aux yeux du régime. Et sera soumise à toutes sortes d’attaques et de tracasseries insidieuses qui la conduiront devant les tribunaux et finiront par la paralyser. Des procès qui relèvent « officiellement » du droit commun. Comment expliquer, par exemple, que la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la plus ancienne du continent et du monde arabe, n’arrive plus à tenir son congrès, ni à exercer sa mission ? Cette question ainsi que la répression maladroite d’opposants irréductibles rejaillissent négativement sur l’image du pays, ternissent ses succès économiques et sociaux et nuisent finalement à l’objectif recherché : plus de croissance, plus de projets privés, plus de créations d’emploi.
Maintenant que les lampions des festivités du vingtième anniversaire du « 7-novembre » sont éteints, jetons un regard lucide sur la Tunisie de l’après-2007, une période cruciale pour la mise en uvre de l’accord de libre-échange avec l’Union européenne (à partir du 1er janvier 2008) et la réalisation des objectifs fixés par Ben Ali pour son quatrième mandat (2004-2009).

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Incivilités ordinaires
Côté lumière, c’est un aéroport ultramoderne, des buildings étincelants, des autoroutes avec échangeurs, des grues un peu partout, de grandes avenues propres, un environnement verdoyant On se sent vraiment dans un pays développé. Le visiteur qui vient d’Afrique est ébahi. Et le Tunisien, fier.
Côté ombre, c’est l’accueil des agents de la police des frontières, qui prennent tout leur temps pour ficher sur ordinateur chaque passager, ou lire sa fiche lorsqu’elle n’est pas vierge, avant de tamponner plusieurs fois le passeport. Les formulaires de débarquement sont également tamponnés, empilés, puis récupérés quelques minutes plus tard par un autre agent pour des contre-contrôles. On ne sait jamais. « Il ne faut faire confiance à personne, pas même aux doigts de sa propre main », dit un proverbe tunisien. À la sortie, un policier ou un douanier de faction ose réclamer un « cadeau de bienvenue ». « Vous allez me gâter », lance-t-il, un rien menaçant. On dira que ce genre de choses n’est pas systématique, ni propre à la Tunisie. Faut-il pour autant l’accepter ? N’est-ce pas là un des signes d’une corruption rampante qui gangrène déjà l’activité économique et administrative ? Les commerçants ont même fini par intégrer les surcoûts de la corruption dans leurs factures.
Côté lumière, ce sont les nouvelles galeries marchandes, les bureaux et les hôtels de luxe des Berges du Lac et du centre-ville de Tunis, les banques rutilantes, les parkings à étages, l’avenue Habib-Bourguiba refaite à neuf, avec ses terrasses de café, ses allées piétonnes, la « joie de vivre », comme le chante la télévision Côté ombre, ce sont les trottoirs défoncés dans les quartiers populaires, les nombreux terrains vagues et bâtiments désaffectés au cur de Tunis, une circulation anarchique et une construction urbaine frénétique. C’est la mendicité : handicapés, pauvres, mais aussi charlatans. C’est le commerce à tout prix : certaines maisons se sont transformées en épiceries ou en restaurants, allant jusqu’à déborder sur le trottoir. Où sont les contrôleurs municipaux ? Où est le respect de l’urbanisme ? De l’hygiène ? Les Tunisiens ne font plus attention à ces petites choses. Mais un regard neuf voit instantanément le détail qui tue. Un véhicule roule en sens interdit ou sur les rails du métro. Une distraction ? Non, un deuxième véhicule suit, puis un troisième Une voiture de police s’arrête au croisement, mais poursuit sa route comme si de rien n’était. On passe au feu rouge, on double indifféremment à gauche et à droite, on stationne en double file, on ne s’arrête pas devant un passage clouté pour laisser passer les piétons. C’est là un manque total de civisme doublé d’un non-respect de la loi et aggravé par l’absence de sanction.
Les trains partent à l’heure. Mais ils s’arrêtent souvent en chemin (sans explication pour les infortunés passagers) et n’arrivent donc pas à l’heure. L’avenue Habib-Bourguiba est très belle, mais il suffit de lever la tête pour s’apercevoir que personne n’a songé à dépoussiérer les jolis candélabres Les nouvelles technologies sont la fierté du pays. Mais « pour installer une ligne téléphonique fixe dans mon bureau, le guichetier m’a dit que je l’aurais plus vite si j’avais un piston », explique un avocat d’affaires.

Des mécanismes bien huilés
Commentaire d’un homme respectable : « Les Tunisiens ont compris qu’ils ont tous les droits. Ils font comme tous ceux qui abusent de leur pouvoir. Pour eux, tout est parfait, et la critique interdite. Vous ne pouvez plus faire le moindre reproche à un fonctionnaire qui vous dit « revenez inch Allah demain », ni à votre secrétaire qui passe son temps au téléphone, ni même à votre femme de ménage qui a oublié de repasser une chemise, sans que l’un ou l’autre ne se fâche, ne vous menace ou ne vous claque la porte au nez. » Des droits, mais pas de devoirs. Ni, partant, de comptes à rendre. Une situation qui arrange finalement tout le monde. Pourquoi faire autrement quand on peut se la couler douce en contournant les obstacles et en améliorant son niveau de vie ? Les uns sont fonctionnaires, mais ont une activité parallèle dans le secteur informel. Les autres sont agents « en uniforme », savent qu’ils sont craints et en profitent pour monnayer leurs services. D’autres encore sont employés du secteur privé, mais ils occupent un poste « à argent » (magasiniers, comptables, contrôleurs) et arrondissent leurs fins de mois en exigeant des commissions en échange de leur diligence.
Ces mécanismes sont bien huilés. Tout comme celui du crédit à la consommation, qui permet à la classe moyenne (80 % de la population) de vivre au-dessus de ses moyens. On achète des meubles pour faire comme le voisin, on se marie comme les riches, on s’offre des lentilles de contact pour avoir les yeux verts ou bleus Presque tout s’acquiert à crédit. Et l’endettement ne touche pas que les particuliers. On s’aperçoit depuis quelques années que de gros entrepreneurs ou hôteliers sont endettés jusqu’au cou. Ils jonglent – eux et leurs enfants – avec les milliards prêtés par les banques comme si c’était leur argent. Et quand l’usine ou l’hôtel menacent de fermer, l’État se mobilise pour sauver les emplois sans faire trop de vague. Ainsi va la Tunisie officielle.
On ne parle pas de l’envers du décor, mais il est sur toutes les lèvres, derrière les portes, dans les salons. Un vieux proverbe dit qu’on ne peut cacher la lumière du soleil avec un tamis. Les rayons finissent toujours par passer pour éclairer les zones d’ombre. Et ce n’est qu’ainsi que l’on peut ôter les mauvaises graines, engager le débat critique, dans la transparence et le respect mutuel. Parlons-en, du policier et du gendarme qui rackettent les citoyens, des intermédiaires de tout acabit qui profitent de leur position pour extirper des commissions ou obtenir des passe-droits. La corruption et les abus existent, comme partout ailleurs. Mais il faut en parler et, surtout, les sanctionner au su et au vu de tous. Car à force de fermer les yeux, on finit par ne plus supporter la lumière.

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