[Tribune] Dans la nuit de la folie des hommes, le Dr Denis Mukwege remet de la lumière

Le Dr Denis Mukwege remporte la première place – ex æquo avec le peuple algérien – du classement 2019 des 100 Africains les plus influents réalisé par Jeune Afrique. Co-lauréat du prix Nobel de la paix en 2018, « l’homme qui répare les femmes » fascine et influence bien au-delà des frontières de la République démocratique du Congo d’où il est originaire.

Le Dr Denis Mukwege, lors de son passage à Paris, en mars 2016. © Bruno Lévy pour J.A.

Le Dr Denis Mukwege, lors de son passage à Paris, en mars 2016. © Bruno Lévy pour J.A.

Hemley Boum
  • Hemley Boum

    Romancière camerounaise, Grand prix littéraire d’Afrique noire

Publié le 13 mai 2019 Lecture : 5 minutes.

Le 23 avril 2019, les États-Unis s’opposent à un projet de résolution des Nations unies visant à combattre le viol comme arme de guerre. L’ambassadeur américain aux Nations unies objectera que la référence à la « santé mentale et reproductive » des femmes constituait un encouragement à l’avortement. De même a été soustrait de ce projet la mise en place d’une structure internationale visant à alerter rapidement sur les viols de masse et à punir les éventuels coupables. Sous l’action conjuguée et contre nature de la Chine, la Russie et les États-Unis le texte, finalement adopté a été vidé de toute substance.

Un épiphénomène à l’observation de la décrépitude des valeurs de compassion, de bienveillance et d’entraide présumées symboliser notre époque. Le signe également que dans notre monde en ébullition, certains estiment que jamais ils n’auront besoin de recourir à cette forme de protection tant ils sont peu susceptibles de subir la violence extrême et inadmissible d’un autre groupe humain. Alors ils soignent leur électorat, rien n’est au-dessus de leur survie politique, ou de la sauvegarde de leurs intérêts propres, rien pas même la souscription, toute théorique à la nécessité de protéger les plus exposés d’entre nous en temps de troubles.

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Le Dr Denis Mukwege – premier ex æquo du classement Jeune Afrique des 100 Africains les plus influents –, et la yezidie Nadia Murad, ont consacré leur vie à la défense des femmes massivement violentées lorsque les règles d’humanisme élémentaire ne sont plus assurées. Ils ont reçu le prix Nobel de la Paix pour leur engagement sur le terrain et cette consécration consensuelle a été fêtée par le monde entier par un déluge de belles paroles et de bons sentiments. Ces deux personnes sont à l’initiative du projet de loi proposé par la présidence allemande des Nations unies.  Ils l’ont complété de leurs témoignages en espérant peser de leur insoupçonnable engagement pour les femmes meurtries. Cela n’aura pas suffit.

Denis Mukwege et Nadia Murad. © Haakon Mosvold Larsen/AP/SIPA

Denis Mukwege et Nadia Murad. © Haakon Mosvold Larsen/AP/SIPA

>>> À LIRE – Prix Nobel de la paix à Denis Mukwege, la consécration d’un médecin engagé

« Il nous restaure tous »

Le Dr Denis Mukwege exerce dans le Kivu, région de la République démocratique du Congo si mutilée par plus de vingt ans de conflits armés que les statistiques morbides sont trop épouvantables pour s’imprimer durablement dans l’esprit humain. On parle de millions de morts, de milliers de déplacés, de liens entre les bourreaux et les victimes si inextricablement entremêlés que personne ne saurait plus faire le tri. Argument repris à chaque fois qu’un conflit n’intéresse pas suffisamment pour être réglé ou que personne, parmi ceux qui comptent, font et défont les règles de la justice internationale, ne tient à mettre en lumière les vrais forces en présence, les intérêts économiques à qui profite le désordre meurtrier.

En tant que gynécologue et militant des droits humains, le Dr Mukwege embrasse l’inextricable horreur, avec son expérience, sa compétence, sa sensibilité et ses convictions

En tant que gynécologue et militant des droits humains, le Dr Mukwege embrasse l’inextricable horreur, avec son expérience, sa compétence, sa sensibilité et ses convictions. Une femme après l’autre, il plonge dans les tréfonds incompréhensiblement, sauvagement déchiquetés. Au cœur de leur intimité, de leur chair détruite au-delà des mots, purulentes au-delà du dégoût, il mène son scalpel, recoud et soigne. Dans la nuit de la folie des hommes, de la honte des femmes et de notre regard indifférent, il remet de la lumière. Il fait sa part et en cela nous restaure tous.

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Dans le cerveau reptilien du monde, la femme demeure la propriété privée des hommes de sa communauté. De tout temps, dans toute guerre, les hommes se sont conduits comme si leur honneur ultime était tout entier contenu dans le sexe des femmes et y ont placé en miroir l’avilissement irrémédiable de l’adversaire. S’emparer de corps appartenant à l’ennemi, les soumettre, les mutiler, les piétiner, les disloquer est une victoire plus grande encore que de le tuer. Virilisme absurde et pourtant, chaque groupe armé semble avoir compris le potentiel sidérant, déstabilisateur et bon marché des violences faites aux femmes.

Ce qui se passe au Kivu a été largement documenté. Je conseille l’excellent livre de Blaise Ndala Sans Capote Ni Kalachnikov, aux éditions Mémoire d’Encrier, qui réussit le tour de force de révéler le lien intraduisible entre ceux qui violent, eux-mêmes en proie à une urgence mortifère qui leur pèse, les blesse et les dépasse, et celles qui sont violées : leur détresse, leurs plaies et leur colère impuissante. Ainsi que la place particulière de ceux qui en font un commerce ou un spectacle, s’émeuvent à peu de frais, de loin, avec le recul.

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>>> À LIRE – RDC : Mukwege, prophète hors de son pays

Un effet collatéral heureux

Le Dr Mukwege, entraînant plusieurs personnes avec lui dans une sorte de farandole vertueuse, a construit, à Panzi, un centre médical devenu au fil des ans havre de paix, possibilité d’un nouveau départ dans un corps rendu à son humanité. Il envisage chaque femme blessée pour ce qu’elle est : autre chose qu’un amas de chair ensanglanté dans un océan de douleur. Il soigne leurs blessures personnelles, et si grâce à cela le monde retrouve un semblant d’espérance, il ne s’agit là que d’un effet collatéral heureux car ce n’était pas son intention.

Le Dr Mukwege plaide depuis des années pour des conventions internationales contraignantes

Avant que les conséquences de son malheur n’irradient son entourage, ses enfants, son mari, sa communauté et le monde, chaque femme violentée est seule face à ses bourreaux, abandonnée et sans défense. C’est ainsi que le praticien la présente au monde ; en tant que personne singulière ne pouvant être réduite à un corps défait objet de pitié et d’horreur, argument politique et bataille diplomatique.

Le Dr Mukwege plaide depuis des années pour des conventions internationales contraignantes afin que les femmes dont il est le gynécologue et le porte-parole n’aient plus à subir à la fois la brutalité spécifique que leur réserve les guerres et la dépossession de leur aspiration légitime à la justice.

Le combat, comme l’atteste le projet de résolution des Nations unies, est loin d’être gagné.

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