« Supercherie pour désislamisés »

Publié le 24 avril 2003 Lecture : 8 minutes.

Pour Youssef Seddik, depuis un millénaire et demi, les musulmans ont récité le Coran et ne l’ont jamais lu. À leur tour, les arabisants, victimes de « l’habillage que leur a confectionné tardivement une tradition religieuse et exégétique bâtie par des clercs liés aux « islams officiels » », n’y ont rien compris. Pour la première fois donc dans l’histoire de l’humanité, Youssef Seddik, en nous faisant découvrir l’origine occidentale du Coran, plus précisément son origine grecque, va positionner ce grand texte dans sa culture originelle, à côté « des Platon et des Lucrèce » (p. 7), « d’Homère, Dante ou Cervantès » (p. 201), afin que le lecteur occidental ne puisse plus dire : « Je commence à lire et le livre me tombe des mains » (p. 7).
Découverte majeure, projet donc grandiose, jamais tenté auparavant, à la mesure de l’ambition de l’auteur qui, comme on le voit, ne pèche pas par modestie. En effet, écrit-il, « en percevant à tort le texte fondateur de l’islam comme le produit d’une autochtonie étrangère à la gréco-romanité de l’Europe, les savants occidentaux et les auteurs arabes et musulmans formés à cette incompréhension ont ignoré une ratio arabe et islamique au sens occidental et actuel de ce terme » (p. 8).
L’auteur va donc restituer le Coran à la gréco-romanité. Telle est sa thèse centrale. Il intitule son introduction : « Le divin sans le dogme », entendons sans la foi, car, du divin, il y en a dans tout texte à prétention religieuse. Quant à son insertion dans la gréco-romanité, il la présente en termes sibyllins qui, par l’agencement de mots qui ne produisent aucun sens, cachent l’indigence de la pensée et le creux du sens : « Le mode de révélation coranique renonce ainsi à faire de Dieu l’auteur d’une inscription qui porte en elle son équivoque, cette équivoque même qui fait le « thème » du Phèdre de Platon, là où écrire, graphein, joue et dissimule dans sa dissémie (à la fois écrire et peindre) le spectacle de ces « négociants du discours » si sévèrement dénoncés par le Coran, selon le même mode fait aux sophistes » (pp. 208-209).
Ce faisant, il se pense un découvreur premier et unique. Il ne reconnaît pas ses dettes envers ses devanciers, savants occidentaux et désislamisés, particulièrement envers Mohamed Arkoun, le chef de file incontestable de tous ceux qui ont entrepris de désacraliser le Coran et de substituer sa lecture anthropologique à sa lecture théologique, en procédant à la déconstruction du texte, c’est-à-dire une entreprise subversive de démolition, approchée comme une production humaine au carrefour de plusieurs civilisations dont nécessairement la gréco-romaine. Seuls trouvent grâce à ses yeux l’Égyptien Nasr Hamid Abou Zayd, un musulman pratiquant qui ne serait sûrement pas heureux de figurer en sa compagnie, le Soudanais Mahmoud Taha, autre musulman pratiquant victime des machinations politiques, et le Tunisien Abdelmajid Charfi, créateur à la faculté des Lettres de la Manouba du département de civilisation, qui prône la désacralisation du Coran comme méthode de recherche.
Pour comprendre la démarche de Youssef Seddik, il nous faut donc commencer par dire au lecteur que celle-ci n’est nullement unique en son genre. Il faut la situer dans son contexte. La science occidentale s’est penchée dès ses premiers balbutiements, dès saint Jean Damascène (v. 650-v. 749), sur les origines du Coran. Elle lui a, c’est naturel, d’abord trouvé des origines bibliques. Mais d’autres hypothèses sont venues l’enrichir. Nous ne ferons qu’évoquer quelques recherches actuelles : pour le Britannique Wansbrough, la rédaction du Coran, par bouts successifs, s’est étalée sur les deux premiers siècles de l’Islam, avec des apports multiples ; pour son élève Patricia Crone, c’est une hérésie juive ; pour le père Antoine Moussali, c’est l’oeuvre d’un moine ébionite ; pour le Tunisien Mondher Sfar, il faut rechercher ses origines dans les légendes du Proche-Orient ancien, etc. L’innovation de Youssef Seddik a consisté à lui trouver des origines grecques.
Est-ce par mauvaise foi, ou par ignorance, que Youssef Seddik se croit, dans ce domaine, un innovateur absolu ? Avait-il omis de consulter ne serait-ce que L’Encyclopédie de l’islam qui lui aurait appris qu’il y a belle lurette que les chercheurs avaient déjà relevé des éléments grecs dans le Coran. Même Ibn ‘Abbâs (m. 686) le savait. Al-Zarkashî(2) (1344-1392), le citant, écrit :
« L’opinion d’Ibn ‘Abbâs, de ‘Ikrima et d’autres encore est que l’on trouve dans le Coran du non-arabe. Rentrent dans cette catégorie : al-tûr, « la montagne » en syriaque ; tafaqâ, « se diriger vers » en romain ; qist et qistâs, « la justice » en romain ; innâ hudnâ ilayka (Coran, VII : 156), « nous nous repentons » en hébreu ; sijill, « livre » en persan ; raqîm, « planche » en romain ; muhl, « résidu de l’huile » dans la langue du Maghreb ; sundus, « rideau transparent » en hindou ; istabraq, « gros » en persan, sans le q ; sarî, « petite rivière » en grec, etc. »
Ces dérivations ne sont évidemment pas à prendre à la lettre. Là n’est pas leur intérêt. Leur intérêt est dans la conscience qu’avaient les Arabo-musulmans, dès les origines, que le Coran n’échappait à aucune des influences de toutes les civilisations de la Terre : syriaque, hébraïque, romaine, berbère, persane, hindoue et grecque. Il n’est ni oriental ni occidental : il est universel(3). Youssef Seddik enfonce une porte ouverte.
Pour lui, le Coran n’est pas verbatim, une parole divine. Il est « un grand texte établi à partir d’une parole inspirée de type prophétique » (p. 202), qu’il ne faut pas « laisser aux « soins » des seuls religieux et théologiens » (p. 10). Il est « une archive orpheline » (p. 11) enfouie sous « des montagnes de décombres » dont il entreprend de la dégager « en donnant à lire en français quelque 60 % du texte sur le mode d’exposition originel du fragmentaire », en sollicitant pour la première fois la culture et le lexique grecs, déterminants dans le Coran » (p. 11). Pour cela, le texte est « dégagé d’abord et surtout du classement en sourates », et « délesté » de tous les passages énonçant des « prescriptions » (p. 11), naturellement gênantes pour les désislamisés. Il nous avertit : il ne s’agit pas « d’extraits choisis » (p. 12). Nous le rassurons. De cela, nous sommes convaincus. Il s’agit d’une véritable dénaturation du Coran. « Dans une si périlleuse entreprise » dont il portait « le fardeau » depuis « plus de trente ans », il a la conviction d’être le Spinoza de l’Islam (p. 16-18).
Les Occidentaux seront donc ravis de découvrir, dûment délesté, un Coran occidental. Et les désislamisés en mal d’intégration seront fiers de voir le Coran de leurs parents, nouvellement toiletté, faire bonne figure dans la culture occidentale à côté de L’Iliade et de L’Odyssée. De leur côté, nos frères chrétiens qui, pour rejeter la conception musulmane de la Révélation, nous disent que le Coran musulman a l’allure « d’un livre tombé du ciel », pourront désormais lui faire bon accueil. Il n’est pas « tombé du ciel », il est grec.
Cela ne nous dérange pas. Les problèmes des Occidentaux, des non-musulmans et des désislamisés ne sont pas les nôtres. Mais nous, musulmans, ce n’est pas ainsi que nous voyons le Coran, qui n’a pas besoin qu’on le définisse. Il se définit lui-même. Il se définit comme une dictée surnaturelle, une parole dictée à Mohammed par l’Esprit de fidélité, appelé aussi dans le Coran le Saint-Esprit (XVI : 102), celui-là même qui avait assisté Jésus (II : 253), lequel avait annoncé Mohammed pour venir clôturer la Révélation, « car il ne parlera pas de son propre chef, mais il dira ce qu’il entendra et il vous communiquera tout ce qui doit venir » (Jn., XVI : 13).
Youssef Seddik est libre de sa pensée. Nous lui demandons une seule chose : ne pas porter de masque. À défaut, nous ne pouvons lui accorder le respect dû à toutes les convictions et à toutes les formes de pensée. Voici donc comment le Coran se définit lui-même :
« Dis : c’est le Saint-Esprit (al-Rûh al-Qudus) qui l’a fait descendre de la part de ton Seigneur, en toute Vérité, pour raffermir ceux qui croient, en même temps que Guidance et Bonne annonce pour ceux qui, à Lui, se soumettent » (XVI : 102).
« Il est certes descente de la part du Seigneur des Univers ; c’est l’Esprit de fidélité (al-Rûh al-Amîn) qui l’a fait descendre ; sur ton coeur pour que tu comptes parmi les Avertisseurs ; c’est une Révélation en langue arabe claire. Et ceci se trouvait déjà dans les Écritures épigraphiques (Zubur) des Anciens » (XXVI : 192-196).
Toute autre définition du Coran ne peut se prétendre musulmane.
Reste la traduction. Là, c’est le bouquet. Peu nous importe ce qu’en pensent les non-musulmans et les désislamisés. Dans la Tunisie officielle, son livre ne connaîtra aucune tracasserie policière et sera très bien accueilli.
Nous nous adressons donc au musulman non averti et nous lui disons : prenez garde, Youssef Seddik a sciemment falsifié le Coran, comme dans ses bandes dessinées, il n’y a pas très longtemps. Il l’a désarticulé, tronçonné, en « fragments au sens héraclitéen », dit-il (p. 15), découpé à sa guise en tranches et servi à son lecteur, conformément à ce qu’il suppose être son goût, en une « heptade » de plats confectionnés par le « grand spécialiste » où les versets, souvent malmenés et détournés de leur sens, s’enchevêtrent d’une façon quasi inextricable. Rendez-vous compte de l’énormité de la supercherie par vous-même. Prenez d’une main Autre lecture, autre traduction de Youssef Seddik, de l’autre votre Coran, arabe de préférence, à défaut une traduction sérieuse, démêlez patiemment l’écheveau, et comparez. Vous serez ahuri par la traduction et les notes. Nous sommes face à un Coran décomposé et recomposé selon les recettes du chef.
Voici un exemple de traduction (XIII : 13) :
« Lors qu’Il décoche les foudres, / En frappe qui Il veut ! / Tandis qu’eux dans la fabulation sur Dieu fabulent / Or, puissant en Sa manoeuvre, Il est. »
Et son commentaire :
« Le Dieu du Coran revendique volontiers son pouvoir d’une intelligence de ruse, une espèce de Misès, cette force de duper avalée par Zeus pour s’en approprier la puissance de tromper. « Manoeuvrer », user de keya, est le mot le plus utilisé pour décrire les répliques que Dieu oppose aux malfaisants, mais aussi user de « ruse », makara, ou même franchement de « tromperie », khada’a (IV : 142). »
Voilà ! L’origine grecque du Coran est démontrée. Son auteur est un Zeus rusé et trompeur. Passons sur les étymologies fantaisistes, dont il est fier d’ailleurs (par exemple, p. 36, note 30) et la malhonnêteté intellectuelle qui lui fait s’approprier (p. 87, note 1) ce qu’il a pris chez Jacques Berque (Le Coran, Sindbad, Paris, 1990, p. 705), à propos de Parménide et de la formulation du credo musulman dans la sourate 112.
J’en arrive à me demander comment un tel ouvrage a pu trouver des éditeurs. À coup sûr, l’auteur sait s’y prendre.

1. Voir l’interview dans J.A.I. n° 2170-2171.
2. Al-Burhân, Beyrouth, 1988, I, 288.
3. Voir Mohamed Talbi, Universalité du Coran, Actes Sud, Paris 2002.

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