Recep Tayyip Erdogan

À la fois habile et intransigeant, est parvenu à ses fins : les négociations en vue de l’adhésion de son pays à l’Union européenne débuteront en octobre 2005.

Publié le 21 décembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc, est, ce 17 décembre, parvenu à ses fins. L’Union européenne (UE), cette fiancée si longtemps indécise, est enfin tombée dans ses bras. À Bruxelles, à l’issue d’un sommet historique, les chefs d’État et de gouvernement des Vingt-Cinq ont décidé d’ouvrir des négociations d’adhésion avec Ankara à partir du 3 octobre 2005. Mieux, devant la détermination d’Erdogan, ils ont renoncé à exiger de la Turquie qu’elle reconnaisse immédiatement la république de Chypre du Sud, membre de l’UE. Les troupes turques occupent la partie nord de l’île depuis 1974, en toute illégalité internationale.
Pour ne pas perdre la face vis-à-vis de son opinion et, surtout, ne pas heurter de front l’état-major des forces armées, très sourcilleux sur ce point, Erdogan a manoeuvré avec maestria. Il a obtenu que la reconnaissance de Chypre-Sud intervienne avant octobre 2005, mais pas immédiatement pour ne pas donner l’impression d’un marchandage humiliant. Si la Turquie avalisait l’extension de l’accord d’union douanière de 1963 aux dix nouveaux membres de l’UE, cela constituerait une reconnaissance de facto de Chypre.
Pour Ankara, candidate à l’entrée dans l’UE depuis 1987, l’ouverture des négociations constitue une étape cruciale dans un processus long et complexe. Avec, pour objectif, une adhésion en 2014. Ce ne fut pas sans peine. Les plus réticents, l’Autriche, le Danemark et la France, à l’exception notable du président Jacques Chirac, ont tenté de substituer à cette perspective d’adhésion la promesse d’un « partenariat privilégié » ou de « liens très forts »… d’autant plus inutiles qu’ils existent depuis longtemps. La Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne (du moins leurs dirigeants) étaient, elles, favorables à l’ouverture de négociations. Les efforts déployés par Erdogan, avec, parfois, une pointe d’intransigeance, ont fait pencher la balance. Certes, tout le mérite ne lui en revient pas, son prédécesseur, Bülent Ecevit, et l’ex-vice-Premier ministre Mesut Yilmaz ayant « balisé » le terrain auparavant, mais le coup d’accélérateur est bel et bien venu de lui. Et peu importe qu’il soit un Européen convaincu ou un islamiste caché qui invoque les droits de l’homme pour protéger les siens des brimades d’une armée farouchement laïque…
Pour le Premier ministre turc, l’UE est la plus belle des conquêtes. Avant même celle des militantes enturbannées qui se pâmaient lors de ses meetings ou celle de ses compatriotes, qui, déçus par une classe politique usée et corrompue, ont fait triompher son Parti de la justice et du développement (AKP) aux législatives de novembre 2002.
Frappé d’inéligibilité par une condamnation antérieure, Erdogan n’a pu être nommé Premier ministre qu’en mars 2003. Mais, depuis, quelle revanche ! L’homme, pourtant, est contraint de louvoyer entre une base issue de l’islamisme, qui évolue vers un conservatisme de centre-droit, et un « État profond » (l’armée, la haute administration, la justice) qui veille sur la république indivisible et laïque léguée par Mustafa Kemal Atatürk.
Mystérieux Erdogan, qui voyait jadis dans l’UE une source de contamination des valeurs islamiques et la considère aujourd’hui comme la recette miracle. À son ami Silvio Berlusconi qui lui demandait s’il souhaitait « un mariage
d’amour ou de raison » avec l’Europe, il a répondu qu’il voulait « un mariage catholique, une union éternelle ». Est-ce pour cela que le président du Conseil italien a eu le privilège d’être le témoin de son fils, lors de son
mariage en 2003 ? Erdogan a également noué des relations privilégiées avec Costas Caramanlis, son homologue grec, favorisant la détente entre leurs deux pays, qu’un lourd contentieux historique et territorial a longtemps opposés.
À l’évidence, le Premier ministre a beaucoup changé. Lui qui n’avait aucun sens de l’humour s’essaie aujourd’hui aux boutades. Sincère ou non, il a prouvé qu’il a la stature d’un homme d’État. Pragmatique, il sait s’entourer. Bien des faux pas lui sont évités par Abdullah Gül, son ministre des Affaires étrangères, aussi affable qu’expérimenté, ou par l’homme d’affaires Cüneyt Zapsu, qui connaît bien l’Allemagne et les États-Unis. Autre atout, qui lui a permis de faire voter toute une série de réformes, l’AKP dispose de la majorité absolue au Parlement. Quoi qu’en disent ses adversaires, le parti est soudé derrière son leader qui exerce sur lui un véritable ascendant.
La dynamique du succès y est pour beaucoup, mais pas seulement.
Depuis toujours, Erdogan fascine, car il a su forger son destin. Il est né le 26 février 1954 à Istanbul, dans le quartier populaire de Kasim
Pacha, dans une famille pauvre et très pieuse originaire de Rize, au bord de la mer Noire. Le jeune garçon vend des sucreries pour payer ses livres scolaires et poursuit ses études secondaires dans un imam hatip, un lycée voué à la formation des imams. Mais il nourrit une passion moins rigoriste : le football. En 1976, il remporte le championnat d’Istanbul avec l’équipe des transports en commun de la ville.
Étudiant en sciences économiques, Tayyip entre parallèlement en politique : au parti du Selamet (islamiste), puis, après la dissolution de celui-ci, en 1983, au Refah, dont il gravit les échelons malgré les luttes intestines. Élu maire d’Istanbul en 1994, il se révèle bon gestionnaire et favorise une politique d’entraide sociale d’autant plus appréciée que le pays est frappé par la crise.
Mais au Refah, le seul maître à bord est le vieux Necmettin Erbakan, devenu Premier ministre en 1996. Exaspérés par ses provocations (une visite à Kadhafi, des tentatives d’infiltration de l’administration et de l’armée), les militaires le contraignent à démissionner, en 1997.
Erdogan subit, lui aussi, les foudres de « l’État profond ». En 1999, il passe quatre mois en prison pour « incitation à la haine religieuse et raciale ». Lors d’un meeting, il avait récité un poème nationaliste : « Nos minarets sont nos baïonnettes, les coupoles sont nos casques, les mosquées sont nos casernes et les croyants sont nos soldats… »
En août 2001, il rompt avec Erbakan et fonde l’AKP. Il se veut désormais conservateur, démocrate et pro-européen. Et lorsqu’en 2002 son parti remporte les législatives, il ne s’en tient pas à l’incantation : très vite, il fait adopter plusieurs trains de réformes démocratiques élargissant la liberté d’expression, accordant des droits à la minorité kurde et réduisant le rôle de l’armée dans la vie publique. S’il est parfois repris par de vieilles tentations, il recule chaque fois qu’il se heurte à la résistance de l’armée ou du très laïque président de la République. Il n’est ainsi parvenu ni à réformer le Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK) ni à légaliser le port du voile dans les universités et les administrations. De même, au mois de septembre, en pleine réforme du code pénal, il a renoncé à faire de l’adultère un délit, cédant cette fois à la pression des membres de l’UE. On prête à Emine, son épouse, cette initiative malheureuse. Exclue par l’armée et le président de toutes les manifestations officielles parce qu’elle porte le foulard, la première dame passe en effet pour une militante pure et dure… Le couple a quatre enfants, dont deux filles, elles aussi voilées.
Erdogan, lui, a peu à peu gommé ses défauts. Naguère, il était « susceptible, cassant, malpoli et rancunier comme un chameau », confie un journaliste qui le connaît depuis trente ans. Aujourd’hui, même s’il paraît encore un peu « coincé » et qu’il reste handicapé par sa méconnaissance des langues étrangères, il sait sourire, se montrer agréable à l’égard de ses hôtes et mieux maîtriser ses colères.
Fin 2002, lors du sommet de Copenhague, son forcing diplomatique pour obtenir l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’UE avait déplu. Deux ans plus tard, il a fini par obtenir satisfaction. Après avoir accepté de faire ses preuves de démocrate, mais sans céder sur l’essentiel, à ses yeux. Ainsi, il n’a pas accepté d’emblée l’offre européenne : manière de montrer que la Turquie, qui attend depuis longtemps aux portes de l’Europe, n’est l’obligée de personne. La pression de l’armée, en coulisses, l’a empêché d’accomplir le geste décisif : reconnaître immédiatement la république de Chypre du Sud. « Erdogan est le seul dirigeant européen, avec Poutine, à savoir ce qu’il veut », confie Angela Merkel, la présidente de la CDU allemande, pourtant très hostile à l’adhésion turque. Erdogan, qui l’agace, l’aurait-il secrètement séduite ?

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